David Pagnon

Une nouvelle vie

Der Schrei, de Münsch

English version:

Une nouvelle vie

Attention, ce ne sont pas mes aventures que je relate cette fois-ci, mais une fiction horrible issue d’un cauchemar !

Un commentaire se trouve ici.

Der Schrei, de Edvard Munch.

 


“Les plus pessimistes d’aujourd’hui ont été les plus optimistes d’autrefois. Ils poursuivaient de vaines illusions. L’échec les a découragés.” Hu Shi

« Merde. »

Je ne dis pourtant jamais de gros mots. Les rares que je prononce ne s’échappent pas malgré moi, loin s’en faut. Je les extrais avec difficulté du fond de ma gorge pour m’intégrer parmi mes « pairs ». L’artifice ne prend pas, je manque alors de naturel et on me considère encore et toujours comme « le mec gentil, mais bizarre ».

Le naturel… Une grande question. Comment agir avec naturel? Et d’abord, qu’est-ce que le naturel? Mon état naturel, c’est d’observer en silence, analyser les choses et les gens, chercher à en pénétrer les mystères.

Les gens ne me dérangent pas, je les trouve même intéressants. Du moins, jusqu’à ce qu’eux-même s’intéressent à moi. Car alors il commencent à parler, et attendent une réaction. Parfois même une réponse. Mais comment apporter une réponse inintéressante à un propos inintéressant? Pire encore, en ayant l’air enthousiaste?


Je disais donc, je ne dis jamais de gros mots. Pourtant, celui-ci me semble de circonstance. Il s’impose, même. Et bien qu’il n’y ait personne autour de moi, là encore je me sens dans l’obligation de réagir de façon normale. Est il normal de se soucier d’avoir l’air normal dans une situation anormale? Je suis peut-être une cause perdue… A cet instant précis, tout est de toute façon une cause perdue.

Et en particulier, cet enfant que je ne suis pas parvenu à réanimer, qui gît à côté de moi sur le canapé, inerte. C’est donc avec lui que ma vie va prendre un nouveau tournant, lui dont je n’avais pas su refuser la garde cette après-midi.

« Pas de réponse, bonne réponse » dit-on bien. Dommage que le « pas de réponse » me caractérise tant…

« Merci beaucoup pour tous les service que tu nous rends si gentiment!

– De rien, me suis-je senti obligé de répondre.

– Et puis ça t’occupera! »

Comme si j’avais besoin d’occupation. Je suis très bien dans mon petit appartement, seul avec mes pensées. Et puis un gosse qui vous braille dans les oreilles, ce n’est pas une occupation, c’est un tourment qui vous en distrait.

Pour autant, je suis une personne qui tient ses engagements. J’ai voulu occuper et m’occuper aussi bien que possible de ce « bout de chou ». « Bout de chou ». Encore une expression incompréhensible. Observez un chou, et dites moi maintenant ce qu’un « bout de chou » peut bien avoir de mignon. C’est chose faite? Vous avez votre réponse? On est d’accord, l’expression est finalement relativement bien choisie pour décrire un nourrisson. Encore qu’elle manque de dimensions cacophonique et scatologique.

Après une recherche infructueuse sur Google sur les méthodes de babysitting, je tente maladroitement d’amuser l’enfant. Les « guiliguilis » sont tellement loin de l’effet escompté que je stoppe net mes efforts dans cette direction. Il aurait mieux fait de rester un peu plus longtemps dans le ventre de sa mère celui-là, et d’en sortir mieux fini. Ou du moins plus mature, à l’image des veaux, qui s’ils n’incarnent pas la noblesse absolue sont pourtant capables de marcher déjà quelques minutes après leur naissance.


Étais-je réellement semblable il y a quelques années? Comment est-il possible de naître à ce point inapte à la vie, et de se développer si rapidement pour évoluer avec tant d’aisance en société quelques années plus tard? Et pourquoi est-ce que certains resteront à jamais complètement incapables de tisser des liens sociaux, quels que soient leurs efforts à cet égard? Est-ce que la faculté de penser n’est réellement d’aucune aide dans la gestion des relations humaines?

Concevoir que l’intelligence soit complètement décorrélée de ce type de compétences me semble bien contre-intuitif. Le relationnel relèverait-il justement de l’intuition? Ce serait alors une forme d’intelligence non consciente, libérée de ce lourd processus d’analyse. En effet, alors qu’ils ne sont pas particulièrement impressionnants du point de vue cognitif, les chiens s’en sortent bien! Mais, ce qui est intuitif devrait bien avoir une explication rationnelle!

Les mécanismes des relations humaines sont définitivement insaisissables… Et pourtant, leurs arcanes s’offrent avec tant de facilité aux simples d’esprit! Il y a là un bien grand mystère, frustrant s’il en est. Peu importe le temps que j’accorde à ces réflexions, et Dieu sait les nuits et les journées que j’ai passées à y revenir inlassablement, je retombe toujours sur ce même point d’arrêt. Exactement comme un homme perdu tournerait en rond et se retrouverait invariablement à son point de départ, l’épuisement en plus.

Raisonnements stériles qui me vident plus encore que les hurlements du gamin d’à côté, méditations que je me promets d’abandonner après chaque échec. J’y reviens cependant avec une persistance qui me laisse un peu plus déconcerté à chaque fois. Incapable de tenir mes décisions lorsqu’elles concernent l’abandon, suis-je persévérant ou inconsistant? Et si je me frappe et que j’en souffre, suis-je fort ou faible? Il est des questions sans issue qui tournent sans relâche dans ma tête, repartent pour un tour, accélèrent progressivement, et font centrifuger mes neurones jusqu’à m’en faire exploser la boite crânienne. C’est une image bien sûr.

N’empêche que j’en reste généralement épuisé, hébété, affalé de longues heures par terre comme un pantin désarticulé, tâchant laborieusement de reprendre mes forces et mes esprits.


Pour l’heure, je décide donc de tenter autre chose. Quitte à m’occuper de cet enfant, autant faire les choses avec soin et le rendre à ses parents avec une valeur ajoutée. Je lui apprendrai donc à se défendre.

Rien de bien compliqué bien évidemment. Je commence par des bases de combat à l’épée, qui si elles ne sont pas les plus efficaces ont le mérite d’être faciles et ludiques. La passe est la suivante: épée contre épée, plutôt que de forcer bêtement ou de retirer la pression imprudemment, le combattant peut enrouler son arme vers l’intérieur, jusqu’à avoir la pointe de son épée contre la garde de son adversaire. Un vif petit coup de poignet vers l’extérieur, et l’épée est éjectée des mains de l’opposant. Simplissime.

Et pourtant, l’enfant ne veut pas comprendre. Ce n’est pas faute de bonne volonté de ma part. J’essaie en lui montrant le geste, en lui détaillant les étapes à l’oral, en lui tenant la main. L’apprentissage par les sens de la vue, de l’ouïe et de la kinesthésie n’ayant mené à rien malgré les trésors de patience que je déploie, j’essaie d’autres méthodes. J’agrémente la leçon d’une musique douce. D’une musique aux accents épiques. Je tente d’éveiller son instinct de survie en devenant menaçant et en le bousculant sèchement. De grands manches à balai pour faire office d’arme, je passe à de petits poignards à la garde bien marquée que je confectionne pour l’occasion. Je les fabrique avec autant de soin que possible, pour aviver l’intérêt du gosse et l’aider à s’imprégner du rôle.

A mon grand désespoir, rien n’y fait. Comment aider ce petit être, lui être utile, le rendre content? Comment « me » rendre utile, et parvenir au but que je me suis fixé?

Est-ce ça, être égoïste?


Les pleurs ont cessé maintenant, le petit joue avec les circlips en plastique que j’ai utilisés lors de mon bricolage. J’en prends un également, et répète machinalement le mouvement avec lui, sans plus d’espoir qu’il finisse par en saisir l’intérêt.

L’instinct est une sorte d’intelligence primitive. Si j’en découvre les mécanismes, peut-être que je serais capable de les mettre en pratique? L’entraînement permet à la longue d’automatiser les processus de réflexion: le fait que je les place à un niveau de conscience plus élevé ne devrait pas poser de problème. Pourrais-je enfin sembler normal, naturellement? Comment commencer donc?!

Sur une vive torsion du poignet, je débarrasse de son arme mon jeune opposant. Encore une fois, il me semble que je suis reparti dans une grande réflexion. Celle-ci ne me semble pas vaine toutefois, peut-être pourrais-je en dégager de vraies solutions, et enfin devenir la créature normale et sociable que j’aspire à être.

Par chance, l’enfant doit dormir à présent. Il est tout à fait calme maintenant et ne fait plus aucun bruit. Au passage, où est le circlips que je lui ai ôté? Il va falloir que je le retrouve, j’ai horreur du désordre.

Mais pourquoi devenir normal? Ne puis-je pas vivre reclus dans mon univers propre, sans qu’on vienne m’y déranger? A l’évidence, non. A moins de devenir ermite, ce qui serait finalement une solution. Mais je me suis fixé un objectif, et je ne veux pas l’abandonner.

La question est à présent, « comment atteindre cet objectif? » Comment comprendre les rouages des relations sociales? Comment comprendre quelque chose en général, que ce soit scientifique, philosophique ou autre? Quels types de raisonnements, d’inférences, de concepts logiques sont à mettre en œuvre?

On parle généralement de deux familles de démarches: la démarche analytique, et la démarche synthétique. La première, qu’on pourrait assimiler à la déduction logique, consiste à obtenir les principes généraux à partir d’axiomes simples et incontestables. Manque de chance, je n’ai aucune idée de ces axiomes, il n’y a rien de fondamental ni de clair dans les relations humaines. Écartons donc cette option pour l’instant.

La seconde, démarche synthétique ou induction, ou encore empirisme, permet au contraire de saisir les principes généraux à partir de l’expérience. Ce n’est pas mon fort, les faits me semblent immanquablement beaucoup trop variables et confus. L’observation de mes semblables ne m’a jamais aidé à les comprendre, et encore moins à agir comme eux. Pourtant, à défaut d’une démarche plus adaptée, je n’ai rien d’autre à envisager. Il va donc falloir prendre comme référence l’expérience de sociabilisation la plus simple possible.

J’ai encore besoin d’apprendre les bases. Il faut que je sache comment engager une conversation. Pourquoi ne pas chercher sur Google? Je trouve rapidement les mots clés pertinents, et tape « small talks example ».

« Salut Machin.

– Ah, salut !

– Comment tu vas?

– Bien, merci, et toi?

– Ca va bien. La météo n’est pas terrible hein ?

– Oui, il pleut depuis 14h.

– J’espère que ça ne va pas durer.

– Moi aussi.

– Et donc, où est-ce que tu vas comme ça?

– Je vais retrouver un ami au magasin.

– Tu vas faire du shopping?

– Oui, je dois faire des courses.

– Super ! Bon, tu devrais y aller, je ne veux pas te mettre en retard.

– Oui, à la prochaine !

– Bye ! »

L’inanité de ces propos me donne envie de vomir. Comment est-ce que certaines personnes peuvent-elles bien s’en contenter ?!! Voici comment passer 5 bonnes minutes à n’absolument rien dire. Affligeant, consternant, désolant. Je veux bien faire des efforts, mais je ne suis pas prêt à me rendre à ce point stupide.

Le petit est décidément bien silencieux. Continuons les recherches malgré tout. Le second lien, trouvé sur personalexcellence.co, est déjà nettement plus satisfaisant. Il admet que les small talks sont répugnants, mais avance qu’ils permettent tout de même d’engager la conversation, pour ouvrir la voie à des sujets plus intéressant. 5 points faciles à appliquer sont abordés, à partir desquels une vraie conversation peut s’ensuivre:

  1. Poser une question sur l’interlocuteur (facile, je n’ai qu’à piocher un exemple dans la liste qui m’est donnée),
  2. Faire un compliment (difficile et hypocrite),
  3. Parler de la situation actuelle (quelle qu’elle soit, de relativement inintéressante à totalement indigne d’intérêt),
  4. Demander de l’aide (pourquoi pas, reste encore à déterminer ce dont je peux avoir besoin),
  5. Parler de soi (impossible, je n’ai pas l’éloquence ni la prétention nécessaires pour parler de moi sans ennuyer mortellement autant fois mon auditoire que moi-même).

C’est une bonne base malgré tout! Je tombe sur des liens détaillant les méthodes de « communication non verbale », qui me permettront de me donner une contenance adaptée à chaque situation. Parfait! Il ne reste plus qu’à trouver le moyen de rencontrer des inconnus, et d’engager la conversation. Des inconnus, premièrement parce que c’est à eux que sont adressés les small talks, et ensuite parce que je n’aurais aucune raison de garder le contact avec eux; ainsi je suis libre de me ridiculiser sans que ça porte à conséquence.

Lorsqu’il dort, le gamin n’est finalement pas si désagréable ! Je trouve ensuite sans grande difficulté des groupes de rencontre dans les alentours. Ma vie est sur le point de changer! Et tout ça, grâce à une réflexion amenée par la garde de cet abominable enfant. A quelque chose malheur est bon, dans son indiscipline il m’aura finalement été d’une utilité primordiale.

Je ne comprends pas comment j’ai pu ne pas penser à faire ces recherches auparavant, moi dont le meilleur (et seul) ami est Google… Enfin trêve de regrets, c’est le moment de me réjouir !

J’en reviens au petit. Comment est-ce qu’un bambin si bruyant il y a quelques minutes peut s’être endormi profondément si brusquement? Pourquoi est-ce que je ne comprends décidément rien à rien? Et il faut toujours que je retrouve ce circlips. La peau du petit Marban présente une teinte étonnante d’ailleurs, je ne l’avais jamais réalisé.

Et il est définitivement bien trop calme !

Le lien se fait en une étincelle.


« Merde. »

J’ouvre la bouche de l’enfant, entre au fond de sa gorge, et en retire l’objet en plastique qui bloquait sa respiration depuis quelques minutes. Je l’essuie avec un torchon, le range dans sa boite, et applique ce que j’ai appris en cours de secourisme. Marban ne respire pas et j’ai du mal à déterminer si son petit cœur bat encore. Il faut donc pratiquer de toute urgence la respiration artificielle et le massage cardiaque. Méthodiquement, je l’allonge sur le dos, trouve instantanément le point de pression, lui bouche le nez, et je commence.

Je répète inlassablement la manœuvre pendant deux heures, soit quatre fois plus que les recommandations de Goldberger (2012). L’idée d’appeler les secours m’effleure vaguement la conscience, pas assez cependant pour me déconcentrer de mon effort. Le sang circule, mais le cœur ne semble pas vouloir repartir. Il faudrait autre chose. Des injections d’adrénaline par exemple, ou un choc électrique. Je n’ai pas de drogue, pas de défibrillateur non plus. Est-ce que je pourrais faire quelque chose avec deux fils électriques dénudés?

Je ne peux pas prendre le risque, je n’y connais absolument rien et je ne vois pas comment improviser ça. Je suis pleinement conscient de mon oubli à présent; j’aurais dû appeler les secours tout de suite. Je suis aussi tout à fait lucide quant-à ma faute d’attention. Impuissant, encore et toujours, face à cette situation comme à toutes les autres.

C’est allé si vite! Maintenant, c’est trop tard.

Je n’ai aucune idée de comment réagir face à ce genre de situation. Est-ce qu’il faut appeler les secours? Ou les parents? Ou la police? Et quoi leur dire? Un small talk ne résoudra pas l’affaire…

Je suis dans une grosse galère. Devrais-je fuir alors? Comme un criminel qui aurait prémédité son méfait? Si j’attends au contraire, les parents finiront par arriver, et là encore la situation sera pénible.

J’ai l’impression de vivre dans un rêve, et de m’observer agir de l’extérieur. Mon empathie est décidément bien défaillante. Même en y mettant tous mes efforts, j’ai du mal à éprouver une quelconque émotion. Le visage de Marban est violacé et il me semble que ses membres commencent à se raidir. Il est mort à présent, c’est bien certain!

Qu’est-ce que pleurer changerait à l’affaire?


C’est fini maintenant, le garçon est en paix pour toujours ; quant-à moi, je ne le serai plus jamais. Ce petit être n’a pas eu besoin d’être fort pour me rendre plus faible que jamais… Je profite de mes derniers instants de tranquillité pour étendre mon linge, et attendre la suite avec sang froid. Je parlais de vie en ermite tout à l’heure; la prison sera peut-être finalement l’environnement qui me conviendra le mieux.