David Pagnon

Politique de comptoir du traceur

Version en Anglais :

Politique de comptoir du traceur

Il y a quelques jours, un témoignage posté il y a deux ans sur facebook a de nouveau défrayé la chronique de mon fil d’actualité. Il s’agissait de la narration d’un épisode de la vie d’un policier qui, débordé d’émotions à la vue d’un visage un peu trop souriant, n’a plus réussi à tenir en bride ses pulsions. Résultat : une pluie de coups sur fond de fête des lumières. Et deux ans plus tard donc, une pluie de commentaires dont la plupart débattaient du slogan « ACAB » (All Cops Are Bastards). Je ne détaillerai pas mon point de vue à ce propos [1]. Simplement, ma pratique du parkour m’a inspiré quelques réflexions sur ma place dans la société, probablement simplistes mais qui me semblent pouvoir s’appliquer à tous, traceurs ou non (NB : le traceur est le pratiquant du parkour).

Ici, le récit en question

La société, elle a mauvaise haleine !

Les modèles institutionnels étant ce qu’ils sont, personne ne niera qu’il est important de réfléchir à des alternatives. Si ce n’est la théorie, c’est l’expérience qui parle. Certains opteront pour des évolutions progressives, d’autres au contraire préconiseront une révolution radicale. Ils avanceront qu’il faut forcément détruire, pour reconstruire sur de nouvelles bases. C’est un point de vue qui se défend. Cependant, son application mettrait beaucoup de personnes en péril, dont la plupart n’ont rien demandé. On remplacerait un système autoritaire par le moyen d’une mesure autoritaire, sans garantie d’un résultat plus fonctionnel. L’objet de cet article tient à la proposition suivante : Pourquoi être foncièrement contre ? Aussi légitimes que puissent être nos revendications, pourquoi au contraire ne pas être pour ? Pour la construction, pour l’évolution, pour le changement ? J’y trouve plus que du baratin : être pour dénote d’un état d’esprit complètement différent. Nos réserves d’énergie ne sont pas inépuisables. On peut choisir de les employer à construire, ou à détruire. Difficilement les deux.

Les inconnus l’avaient bien compris, déjà en 1995. Extrait du film « Les trois frères »

Être pour, vouloir construire, faire de son mieux avec les outils que nous offre la société, c’est bien. Reste à savoir comment agir. Les pistes sont nombreuses, si vous manquez d’idées cette page (entre autres) vous en fournira quelques unes.  Mais au delà de ce qu’on peut faire du système, au sein du système, n’y a-t-il rien à faire à la marge du système ? Ne pourrait-on pas accepter le système dans tout ce qu’il a de positif, et le détourner dans tout ce qu’il a de négatif ? Je parle bien d’un détournement positif. Car attention, si le terme de « détournement » véhicule une forte connotation négative, ce n’est pas simplement parce qu’il implique une action en dehors des normes. Le détournement peut également être égoïste et destructeur. Comment se positionner dans la société lorsqu’on a le pouvoir de vivre à la marge ?

Le parkour, le détournement

C’est là qu’intervient le parkour. Le parkour, c’est un petit peu l’art du détournement. La ville ajoute des barrières de partout ? Grand bien lui fasse, elle nous offre un nouveau terrain de jeu ! Les barrières sont supposées limiter le mouvement ? Nous les utilisons pour enrichir le mouvement ! C’est au milieu des obstacles que notre créativité exprime son plein potentiel. Ce détournement trouve son inspiration soit, ne nous mentons pas, dans une recherche d’amusement personnel ; soit plus noblement, elle vise au bien commun. La question se pose toutefois, comment se positionner dans la société lorsqu’on pratique une discipline qui nous place automatiquement en marge du système ? Une discipline qui nous donne un pouvoir déconcertant, parfois grisant ? Il y aurait beaucoup de choses à en dire, je me limiterai à la maxime du traceur « être fort pour être utile » — qui au passage est issue de l’armée, un corps de métier dont le rôle se rapproche de celui de la police.

Plus sur un rapport philosophique avec l’obstacle dans cet article

Des alternatives

C’était la minute prosélyte. Maintenant, comment ce détournement positif peut-il être mis en pratique en dehors du parkour ? Voici quelques pistes, à titre indicatif. Les magasins jettent des denrées alimentaires encore bonnes ? Je m’arrange pour les récupérer, et leur éviter d’être réduites à l’état de déchet. Ils n’en veulent pas, j’en veux, le gaspillage est évité, tout le monde y gagne. Certaines voitures voyagent à moitié vides ? Je me déplace en stop, ou inversement je prends des gens en stop. Des bâtiments sont vides et laissés à l’abandon en plein hiver, lorsque tant de personnes dorment dehors ? Je voudrais participer au développement de squats communautaires visant à les accueillir.

Les temps changent, les contraintes aussi : la plupart des déchetteries ne permettent plus la récup. À l’inverse, les magasins n’ont plus le droit de détruire ou de mettre de la javel sur la nourriture qu’ils jettent. Par ailleurs, de nombreuses initiatives voient le jour, qui visent à offrir une nouvelle vie au mobilier ou à l’électroménager usagé. Et après tout, je ne suis pas contre passer outre les régulations lorsqu’elles elles me semblent absurdes.

Initiative de cantine végétalienne à prix libre sur le campus de Grenoble

Je le concède, cet espace de liberté est difficile à trouver (mais n’est-ce pas l’intérêt de tout défi ?), voire presque impossible à aménager pour certaines minorités. Et ceux qui ont une image ou une stabilité à défendre ont probablement plus de barrières mentales – et concrètes – à passer avant de s’autoriser à franchir le pas. La répression fait peur, et elle existe. Mais il y aura toujours un espace de liberté à dégager au milieu des contraintes.

Conclusion

Pour conclure, l’idée que je voudrais défendre est la suivante. Pourquoi s’entretenir dans des idées de destruction ? Il y a déjà bien assez à faire pour récupérer ce dont la société ne veut pas, ou pour agir là où le système établi est inefficace ou décourageant. La société peut bien être comme elle veut, je n’ai pas d’obligation formelle à rentrer dans le moule.

C’est simpliste, comme je l’ai signalé dès mon introduction.  Consensuel, peut-être. Mais cette idée a l’avantage de valoir autant pour les traceurs que pour les piétons, et autant pour les anarchistes que pour les policiers.

C’est toujours un bon début, non ?
Keny Arkana dans son morceau « Réveillez-vous ». « On ne nique pas le système en voulant le détruire, on nique le système en construisant sans lui. »

 


 

ACAB ?

[1] Allez va, je sens bien que vous voulez savoir. Je comprends le sens de l’acronyme ACAB (« all cops are bastards »), parce que je fréquente le milieu anarchiste. De manière générale, ACAB désigne la critique d’une institution qui a le monopole de la violence légale. Plus spécifiquement, il condamne les personnes qui s’y soumettent et deviennent le bras armé et décérébré d’une institution qui commande d’obéir sans réfléchir. Qui impose d’accepter une schizophrénie malsaine, à l’image du Dr. Jekyll qui, sous prétexte qu’il a dissocié sa conscience de son pendant maléfique, se dédouane complètement de ce ses actes perpétrés sous l’identité de Mr. Hyde.

Mais en lieu et place de ces arguments compréhensibles, n’importe quel non initié entendrait :
– Une généralité absolument sans appel et pire encore, sans explication.
– Non pas la critique d’une institution et d’une soumission à cet ordre établi, mais une insulte simpliste, immature et délinquante à des personnes (cops), sans aucun doute ni exception (all). Et on est bien d’accord, le terme « bastards » incite à la haine plutôt qu’à des discussions productives.
– Enfin, le slogan est devenu un signe de ralliement à une masse plutôt qu’à une vraie réflexion. ACAB est un sigle en deux syllabes, il est simple, il résonne vaguement chez tout interlocuteur, il présuppose un coupable universel qui explique tous les malheurs du monde. Cerise sur le gâteau, si d’aventure le ACAB rencontre une légère opposition, il donnera à son porte parole l’assurance d’être un acteur engagé du changement. À moindre effort.