Article original Sur facebook, écrit juste après l’assemblé générale de la fédération de parkour, fin avril 2015.
Un autre article sur la compétition et le parkour, non du point de vue d’une institution, mais de celui d’une perspective personnelle et affective.
Un troisième article pour interpeller les compétiteurs de parkour susceptibles d’intégrer la fédération de gymnastique, alors que la situation a malheureusement évolué comme tout le monde le craignait.
Le futur de la fédération de parkour : Avec ou sans compétition ?
Introduction
Avant de rentrer dans le vif du sujet, je tiens à préciser que je parle en mon nom. Alors oui, bien sûr je parle en tant que traceur, avec mon expérience, et en tant que secrétaire de la fédération de parkour (FPK). Mais cet avis ne sera pas forcément représentatif de la position que prendra la FPK, et encore moins de l’avis de l’ensemble de la communauté du parkour.
Par ailleurs, je réagis à chaud, quelques heures après un épisode inattendu rencontré lors du WE FPK 2015. Je n’ai probablement pas tous les éléments pour traiter de ce sujet de façon complète. Toujours est-il qu’il est temps de se prononcer : le débat fut brûlant aux premiers jours de la fédération, il se laissa peu à peu mettre à l’écart au profit d’autres problématiques plus urgentes, jusqu’à cette matinée où il s’est vivement rappelé à notre conscience.
I. Contexte
A quel épisode est-ce que je fais référence? Et quelles peuvent en être les conséquences ?
Ce dimanche matin avait lieu l’assemblée générale de la fédération, ouverte à tous dans le cadre du rassemblement annuel du WE FPK, à Poitiers cette année. A la toute fin de la réunion, un représentant d’une association est monté sur scène pour présenter un événement estampillé FPK. Cet événement proposait deux compétitions, une de vitesse, une de style. Dit autrement, la FPK soutenait désormais la compétition – alors qu’elle s’est historiquement positionnée depuis ses débuts contre la compétition, en faveur des valeurs d’entraide et de partage que les fondateurs ont voulu nous transmettre.
Clairement, la fédération a donc ouvertement viré de bord du jour au lendemain, trahissant nombre de ses membres qui lui faisaient confiance. La manœuvre était d’autant plus lâche que la bombe a été lâchée au moment où il fallait vider la salle, lorsqu’il était trop tard pour que qui que ce soit puisse réagir. Les réactions se sont faites étouffer dans l’œuf, on a coupé court au débat avant même qu’il ne commence.
Ça, c’était les apparences. Voici maintenant la réalité. Une association avait préparé un événement pour cet été. Il aurait été dommage de laisser passer l’occasion du WE FPK pour transmettre l’information. Bien qu’elle ne soit pas encore membre de la fédération, elle avait l’intention de s’y affilier dès maintenant. Le discours de son représentant était tout à fait cohérent et digne de confiance, d’autant plus que l’association avait fait partie de la fédération à l’époque où elle n’était qu’un forum de discussion entre associations [1]. Il n’y avait aucune raison de se méfier. Le comité directeur de la fédération a été aussi surpris que tous les autres de cette intrusion de la compétition dans l’événement, part qui a été bien évidemment éludée avant la présentation.
Les apparences étaient tellement fortes, et les mots du responsable du projet tellement lissés et politisés, que j’ai moi-même cru avoir manqué un e-mail et je n’ai pas osé intervenir de peur de passer pour le « boulet au courant de rien alors qu’il fait partie du comité directeur ». Le débat était inévitable et il a bien eu lieu – dans le couloir. Il a été informel, et seule une dizaine de personnes y ont participé. Les autres n’ont pas voulu manquer le dernier bus pour profiter des spots en ville. Toutefois, la graine avait été plantée, et le scandale s’est répandu comme une trainée de poudre parmi les traceurs.
Certes, les organisateurs de la réunion n’auraient pas dû laisser cette personne monter sur scène sans s’assurer de quelques points. Ils auraient aussi dû intervenir en direct pour prévenir que la fédération n’avait pas été tenue au courant de l’organisation de cette compétition, et que l’association en question ne faisait pas encore partie de la fédération. Toutefois, la négligence était compréhensible: dans la folie de ce WE où tout le monde court partout, il est totalement impossible de penser à tout. Cet épisode aura toujours eu le mérite de remettre au goût du jour le débat sur le parkour et la compétition.
II. Positionnement actuel de la fédération
Que les choses soient claires: la fédération s’est depuis ses débuts prononcée contre la compétition en parkour. Ce positionnement représente la voix des pratiquants. En effet, d’après le sondage qu’pelle a effectué auprès des traceurs Français en 2011 [2], 90% d’entre eux ne participeraient pas à une compétition.
Voyez de vous même l’article 7 de la charte de la fédération [3] : « Le Parkour permet de prendre conscience de ses limites et de les dépasser grâce à un travail progressif et régulier. Selon nous, l’idée de compétition s’oppose aux valeurs du Parkour que sont le partage et l’entraide. LES ASSOCIATIONS SIGNANT LA CHARTE S’ENGAGENT DONC À NE PAS ORGANISER DE COMPÉTITIONS DE PARKOUR. Bien que l’émulation au sein d’un groupe permette aux traceurs de se motiver et de progresser ensemble, la pression exercée par le public et les médias lors d’une compétition est telle qu’elle conduit les traceurs à dépasser leurs limites au delà du raisonnable, au risque de se blesser gravement. »
La charte est claire, elle n’est pas trop longue, l’association en question n’avait pas l’excuse de ne pas l’avoir lue. L’équation est simple: ou bien elle signait et s’engageait à ne pas organiser de compétition ; ou bien elle n’adhérait pas à la fédération. Pas besoin de chercher plus loin.
Cette position a été confirmée en 2013 [4], lorsqu’une compétition de parkour a été organisée lors des mêmes dates que le WE annuel de la FPK: « David Belle se joint à la Fédération de Parkour pour ne pas cautionner le premier championnat de France de Parkour qui aura lieu en avril 2013 à Paris. Nous ne considérons pas ce type d’événement, à l’instar des RedBull Art-of-Motion, prônant le “parkour spectacle” et une prise de risque inconsidérée, comme représentatif des valeurs que nous défendons. Nous tenons à rappeler aux traceurs et traceuses de France que ce même weekend est organisé à Nantes un événement sous le signe cette fois-ci de l’entraide et du partage, ouvert à tous quel que soit le niveau ou l’expérience. »
Ceci étant dit, les mentalités peuvent évoluer, et la charte peut être actualisée en fonction. Voyons donc les pour et les contre de la compétition au sein de la fédération de parkour.
III. La compétition: Les « pour », les « contre »
Je ne suis pas foncièrement contre la compétition, ce serait d’ailleurs particulièrement malvenu de ma part compte tenu de la part qu’elle a pris dans ma vie avant que je ne rencontre le parkour. J’ai simplement découvert un autre modèle qui m’a séduit. Le milieu du parkour a beaucoup évolué ces derniers temps : est-ce que ce modèle est toujours pertinent? On peut envisager des arguments pour et contre la compétition, qui seront différents selon qu’on parle d’individus, ou de la communauté dans son ensemble. Faisons-en la liste, et voyons ce qui en résulte. J’insiste, libre à chacun d’être d’accord ou non – et libre à moi de faire entendre ma voix.
III. 1. Les « pour »
En ce qui concerne l’individu, la compétition peut apporter (ou non) de la reconnaissance, voire de la gloire. Si elle se développe, quelques uns arriveront à en gagner leurs vies via les prix et le sponsoring. Elle permet de rencontrer des gens, de voyager en France comme à l’étranger. Elle permet également de se donner un objectif tangible, une motivation pour progresser. Elle pourrait même contribuer à remettre en valeur l’objectif premier du parkour, celui de faire une course complète sans pause. Ceux qu’on appelle les puristes pratiquent en effet souvent ce que j’appellerais le « mono-saut », oubliant de ce fait totalement la notion de course et d’enchaînement.
En ce qui concerne la communauté, les avantages à plébisciter la compétition sont évidents. Alors que c’est le cas dans de nombreux pays, le parkour n’est pas encore reconnu par le ministère [5] – ce qui est d’autant plus paradoxal qu’il est né en France [6]. La compétition permettrait de donner un énorme coup de boost à toutes ces démarches. Le développement de la pratique en serait accéléré, les finances, moyens humains et matériaux seraient de la partie, la reconnaissance du public serait assurée. Mieux encore, les parents seraient rassurés, et ils auront lieu de l’être : des entraîneurs diplômés seraient formés, et seraient là pour aider les nouveaux pratiquants à orienter leur entraînement et à ne pas commettre les erreurs qui ont coûté cher à beaucoup de pratiquants.
Et même si la compétition ne nous plait pas, mieux vaut l’organiser nous même en préservant autant que possible nos valeurs avant que d’autres fassent pire, ne récupèrent le soutien de l’état et des sponsors, et que la FPK ne finisse aux oubliettes. Il est difficile d’imaginer être une fédération agréée, puis délégataire sans compétition [7]. Une seule fédération pouvant être délégataire [7], mieux vaut constituer un dossier crédible le plus rapidement possible. Le nombre d’affiliés à notre fédération, l’assurance, la formation d’entraîneur fédéral, les rassemblements et autres événements, les ressources mises à disposition de la communauté, le soutien des acteurs internationaux comme « The Mouvement » [8], l’ancienneté et le dynamisme de la FPK constituent une garantie relativement solide en regard des autres structures qui pourraient voir le jour. Cependant, il est hors de question de se reposer sur ses lauriers. Avec des moyens financiers, historiques et politiques (ressources dont nous ne disposons pas actuellement…), les choses peuvent évoluer très vite. Un exemple parmi d’autres, la fédération de gymnastique qui a ouvert une section « gymnastique urbaine » a tout à fait les moyens de nous brûler la politesse et de s’assurer le monopole du ministère.
Et puis il faut le dire, les valeurs ont évolué. Il y a 10 ans les pratiquants n’étaient que quelques dizaines à pratiquer le parkour en France, et se devaient d’avancer coude à coude sous peine de se couper des seules sources d’encouragement, d’inspiration, et de motivation partagée. A présent, dans les grandes villes les traceurs sont déjà beaucoup trop nombreux pour constituer un seul groupe ; et les entraînements sont facilement accessibles, ou au pire tous genres de ressources sont disponibles sur internet. Ces valeurs d’entraide et de partage restent belles et louables, nous souhaitons les conserver, mais l’avenir pérenne de la discipline n’en dépend plus.
III. 2. Les « contre »
Il me semble toutefois qu’à la plupart des « pour » s’oppose un « contre » ; et que bien que la compétition représente un atout incontestable, il est possible de s’en passer.
Au niveau individuel, un traceur fort se fera naturellement remarquer dès le premier rassemblement auquel il prendra part, c’est un fait. De plus, le parkour est assez complet pour qu’il soit possible d’être reconnu et rémunéré par d’autres moyens que la compétition: le spectacle, le cirque, le cinéma, la cascade… Sans compter le coaching, la construction de modules dédiés, la recherche, l’implication au sein de structures qui ne demandent que ça, et les autres activités qui permettent d’être reconnu sans exiger de niveau physique particulier. De quoi laisser des traces de son passage dans le milieu du parkour, si toutefois c’est ce que l’on cherche. René Char, dans un tout autre contexte, a formulé cette très belle réflexion: « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. » Or nous sommes traceurs…
Par ailleurs, les rassemblements offrent tous les points positifs que j’ai trouvé aux compétitions (reconnaissance, rencontres, voyages), avec l’avantage de ne pas instaurer de hiérarchie entre traceurs. Là où aux championnats de France de lutte je ne voyais plus mes amis des championnats régionaux, et là où aux championnats d’Europe mes amis des championnats de France ne me voyaient plus, les rassemblements ont le mérite de n’exiger aucune élimination au fur et à mesure des compétitions où seuls les vainqueurs existent. Où il y a un seul gagnant, et des perdants frustrés et invisibles partout ailleurs.
En outre, la compétition offre probablement un moyen de progresser plus vite, mais il me semble que c’est malheureusement au détriment de la créativité, bridée par la codification nécessaire au jugement des épreuves – voyez le patinage artistique ou la danse sportive… Voyez aussi le judo occidental. Il est plus fort que le judo oriental – du moins en compétition -, mais il lui manque quelque chose. L’esprit, le processus de recherche personnelle d’autre part, la maîtrise de l’art en dehors du carcan des règles fédérales… Quoi d’autre ? À vrai dire, tout ce qui ne rentre pas dans le cadre étriqué de la pratique en compétition, pour la compétition.
Enfin, ne nous voilons pas la face, le parkour est une discipline intrinsèquement dangereuse. Le béton ne pardonne pas, la hauteur et la vitesse non plus. Ce qui permet de maintenir le taux de blessure aussi incroyablement bas, c’est en bonne partie la devise « être et durer » [10] qui pousse à connaître aussi précisément que possible ses limites pour viser juste en dessous dans un premier temps, et pour les repousser progressivement dans un second temps. L’obstacle et l’entourage apportent bien assez de pression pour ne pas y ajouter l’influence du public, des médias, des enjeux professionnels et des prix: la compétition, comme l’expérience nous l’a déjà démontrée dans les nombreuses compétitions déjà présentes dans le circuit international, pousserait à essayer de prendre plus de risque que de raison.
Au niveau collectif, il est indéniable que les compétitions seraient d’une grande aide. Il est aussi indéniable que si la fédération se fait couper l’herbe sous le pied par une autre structure, elle aura tout perdu. Cependant, est-ce qu’il est possible d’imaginer être une fédération délégataire autrement? Nous avons la chance d’avoir une discipline assez visuelle pour que les médias et le gouvernement s’y intéressent, compétition ou non. D’autre part et au risque de paraître malhonnête, les textes de loi sont suffisamment flous pour qu’une discussion soit possible. A titre d’exemple, la fédération française des échecs qui disposait déjà de l’agrément, a été reconnue fédération sportive en 2000 [9]…
Revenons sur cet a priori: « les valeurs ont évolué ». Petit rappel des valeurs par quelques devises qui sont chères aux traceurs: « être fort pour être utile » [11] ; « être et durer » [10], « entraide et partage ». Ces valeurs ont-elles vraiment évolué? Ou se sont-elles diluées dans la masse des nouveaux pratiquants ? Blane avait vu juste en 2007 avec son article « Dilution » [12]… Devons nous forcément nous soumettre au plus grand nombre, et oublier cet état d’esprit aussi bien martial que familial? Doit-on désormais résumer le parkour à une discipline strictement physique? Pas forcément: les arts martiaux ont choisi de mettre la priorité sur leurs valeurs. Et ils ont bien fait, puisque autrement ils se résumeraient à un entraînement au pétage de gueule. Au passage, remarquez bien que le parkour privé de ses valeurs pourrait se résumer à un entraînement au cambriolage…
Et puis au delà de tout ça, il me semble au contraire que les valeurs prônées par le parkour sont plus que jamais d’actualité. A quoi bon cette quête effrénée de la gloire, du niveau, de la vitesse? Le monde est en recherche d’alternatives et n’hésite plus à bousculer les idées reçues. Attention, je vais être positif ! Nous recourrons de plus en plus aux médecines douces, nous sommes de plus en plus sensibles aux questions d’écologie, les potagers urbains fleurissent dans les métropoles, les projets communautaires comme Wikipédia ou Linux concurrencent sérieusement les solutions propriétaires, il est possible de payer un café voire un sandwich « en attente » pour les personnes dans le besoin [13], on trouve des restaurants dont le tarif est libre, ou encore des écoles sans notes [14]. Les arts de la rue n’ont plus recours aux notions de maître et d’élève, mais à celles d’apprentis et d’initiateurs. Pourquoi pas une fédération sportive sans compétition? Les élus eux-mêmes apprécient la démarche: pour ne prendre qu’un exemple, hier le maire de Poitiers en a explicitement fait la remarque lors de son allocution de bienvenue du WE FPK. L’aïkido nous a montré la voie en refusant la compétition [15], à un moment où cette position était bien plus difficile à tenir. Il y a fort à parier que cette position forte et pleine de sens, si elle ne convient pas à certains, en séduira beaucoup d’autres. Ces valeurs ne seront pas toujours partagées, mais il reste indispensable de le rappeler, de les nourrir. Sans utopie, plus d’espoir ; et sans espoir, plus d’efforts, plus de remises en questions, plus de motivation. A quoi bon alors poursuivre des idéaux?
Je le concède, ce genre de discours manque cruellement d’objectivité, il joue sur l’affect plutôt que sur la raison. Mais il me tient à cœur, et « le cœur a ses raisons que la raison ne connait pas » [16].
Par ailleurs, contrairement à la plupart des autres disciplines, le parkour n’a de toute manière pas besoin de compétition pour trouver son sens. Les sports collectifs doivent par nature opposer une équipe à l’autre, les sports de combat ne sont pas évidents à concevoir sans adversaire, et s’entraîner toute l’année à courir 100m sur une piste plate et rectiligne ne semble pas fantastique sans enjeu. Le parkour, quant-à lui, trouve son sens non pas face aux adversaires, mais face aux obstacles et à leur variété [17]. Le contexte est similaire en escalade. L’un des anciens meilleurs grimpeur du monde, Antoine Le Menestrel [18], le formule ainsi: « Le sommet n’est plus mon désir. Le plaisir est mon sommet. » [19]
III. 3. En bref
Au final, la compétition aurait le mérite d’apporter un peu plus de perspectives à certaines personnes, et d’accélérer les démarches administratives.
Maintenir un refus de la compétition ne constituerait pourtant pas un obstacle infranchissable, ni pour l’individu ni pour la collectivité. Cette position permettrait de constituer un rempart face à la dénaturation de la discipline, et de protéger les pratiquants d’eux-même. D’autre part, cela serait une position forte et courageuse, globalement estimée par une grande partie de la population, pratiquante ou non.
IV. Le futur de la fédération et de la discipline: scénarios probables
L’histoire étant faite pour tirer des leçons du passé, essayons dès à présent de prédire l’avenir avec deux scénarios radicalement différents, inspirés des histoires des fédérations d’escalade et d’aïkido.
IV. 1. Soutien d’événements compétitifs – exemple de l’escalade
Supposons qu’en connaissance de cause, le comité directeur de la FPK accepte l’affiliation de l’association qui propose des compétitions – alors même qu’elle semble la provoquer en méprisant la charte d’entrée de jeu. Supposons également qu’elle choisit de soutenir l’événement, et la compétition par voie de conséquence. Bon gré mal gré, la FPK commence donc par soutenir un événement compétitif ; il y a fort à parier que 1 ou 2 ans plus tard au maximum, elle organisera des « contests » bon enfant de type « Mud day » [20], sans prix ni podiums, parce que la communauté ne demande que ça ; et au rythme où vont les choses, sous la pression des pratiquants, des médias, des sponsors et du ministère, elle organisera d’elle même des compétitions officielles avec un classement national dans les 5 ans.
Trois groupes de personnes verront alors le jour. Premièrement, il y aura ceux qui profiteront simplement de la compétition, que ce soit en tant qu’athlètes ou en tant qu’investisseurs.
Deuxièmement, il y aura les pragmatiques positivistes, qui maintenant qu’il est trop tard, essaieront d’orienter la compétition vers le moindre mal. Ils feront leur possible pour faire valoir la compétition comme un besoin de purger ce besoin de se mesurer ; hélas, la compétition, bien loin de purger cet état d’esprit, risquera de le développer à l’extrême. Ils tenteront également de rappeler les valeurs qui leur sont chères lors de chaque compétition, de limiter les enjeux et la discrimination vainqueur-vaincu, et de créer des épreuves les plus proches possibles du parkour originel. Dans le milieu de l’escalade, Antoine Le Menestrel a ainsi été le premier ouvreur lors des compétitions. En créant les voies destinées aux compétiteurs, il a favorisé certains styles de grimpe et imposé sa vision de l’escalade en souplesse et en contrôle plutôt qu’en force. Il y aura également ceux qui, tout en conservant leur passion, s’orienteront vers un autre versant de leur discipline : le spectacle, la cascade, les pompiers, les « testeurs d’évasion de prison » [21] ; ou encore la pédagogie, le bien-être, etc. Deux des signataires du manifeste des 19, Antoine Le Menestrel et Patrick Berhault, ont ainsi choisi l’art comme contre-poids à cette culture de la performance [22].
Troisièmement, un groupe de puristes dissidents s’indignera dans l’indifférence la plus totale, en marge des médias donc de l’ensemble de la population – y compris des potentiels intéressés. Ils rappelleront que l’émulation permet de devenir plus fort grâce aux autres, alors que la compétition permet de devenir plus fort au dépend des autres. Malheureusement, seuls ceux qui le savent déjà entendront cette voix. Ils tenteront peut-être de créer un mouvement parallèle, à l’image des grimpeurs anti-compétition qui ont créé en 1985 la fédération française de montagne (FFM) en réaction à la fédération française d’escalade (FFE) dont ils ne cautionnaient plus les prises de position en faveur de la compétition. Ce sursaut d’honneur a été bref : sous la pression du ministère, ils ont été contraints deux ans plus tard à fusionner avec la FFE pour créer la fédération française de montagne et d’escalade (FFME) [23]. Il va sans dire que cette fédération de parkour sans compétition aura toutes les chances d’être oubliée elle aussi. Une bonne partie des indignés virera d’ailleurs rapidement de bord, de la même manière que 16 des 19 grimpeurs signataires en 1985 du « manifeste des 19 » anti-compétition [24], qui dès l’année suivante ont sans complexe participé aux compétitions [25].
Quatrièmement, le parkour étant né en France, la ligne de conduite de la fédération influence la pratique et la vision de la pratique dans le monde entier. Tous les parents, professeurs et animateurs vous le diront, si cette figure d’autorité ne donne pas l’exemple, ses « disciples » étrangers seront d’une part déçus et désorientés, et d’autre part n’auront plus aucune raison de se limiter. Là où certains modèles de compétition étaient encore décriés, chacun pourra alors en toute légitimité organiser tout et n’importe quoi, peut-être même en citant sans vergogne la position de la fédération.
Les pressions et les normes étant ce qu’elles sont, la pratique changera indubitablement. De façon à éviter au maximum les fraudes et les contestations, il faudra instaurer des règles claires et nettes. Il ne sera pas impossible de limiter la perte de créativité selon le système de notation. Le patinage artistique ne s’en sort pas si mal avec sa note technique (difficulté et qualité d’exécution des figures) couplée à la note artistique (divisée entre l’habileté, les transitions, l’interprétation, la qualité d’exécution et la chorégraphie) [26]. Toutefois, la liberté de la pratique en sera forcément affectée, certaines techniques rapportant plus de points que d’autres. Les anneaux en gymnastiques sont de plus en plus une épreuve de force plutôt que d’acrobaties, ces dernières étant dédaignées puisqu’elles rapportent simplement moins de points sur la feuille de score. Et puis il faut bien avouer que la danse sportive est bien moins créative et artistique que la danse libre.
Les médias joueront leur rôle de sape : dans l’escalade, Antoine Le Menestrel explique que ses voies ont dû devenir plus courtes pour coïncider avec les programmes télévisés, être plus spectaculaires pour impressionner l’audience (d’où l’omniprésence de surplombs et la quasi-absence de dalles actuellement), recenser un répertoire de techniques pour codifier un jugement objectif. Deux ans plus tard, il arrête tout, ses efforts pour orienter la compétition dans le « bon » esprit étant totalement vains. On peut déjà voir un revirement similaire avec les RedBull Art of Motion [27], qui s’apparentent à un contest d’acrobaties en milieu urbain bien plus qu’à une course de franchissement d’obstacles.
Parallèlement, pour limiter le taux de blessures, la hauteur sera limitée, des tapis seront installés. Le besoin de protéger l’environnement, de le contrôler, et d’accueillir du public contraindra les compétitions à prendre place en intérieur. Imaginez que des dizaines de traceurs écument tel passage pour handicapés plusieurs années d’affilée? Imaginez qu’il pleuve le jour J ? Imaginez que le public, la buvette et les médias ne puissent pas assister à la compétition faute de place? Par voie de conséquence, il sera de plus en plus pertinent de s’entraîner en intérieur. La conjugaison de la démocratisation de la discipline, et de l’entraînement des sportifs de haut-niveau en intérieur, risque de faire passer les pratiquants en extérieur pour des casse-cous irresponsables et dangereux, et de surcroît mauvais puisqu’ils ne participent pas aux compétitions. « Dégagez de la rue, si vous voulez faire les guignols vous avez des parkour-parks dédiés à votre pratique! » Le skateboard a douloureusement fait les frais de ce revers de médaille depuis la multiplication des skate-parks. Rodney Mullen [28] trouve ainsi que la compétition a non seulement bridé la créativité de la discipline, mais qu’elle a aussi détruit l’idéal de liberté que les premiers pratiquants y trouvaient [29].
Ce scénario ne me plaît pas particulièrement et pourrait être plus optimiste, mais ce n’est pas un scénario catastrophe pour autant. Ce ne sont pas les compétitions qui tueront le parkour.
IV. 2. Refus de la compétition – exemple de l’aïkido
A présent, supposons que la FPK refuse de soutenir cet événement compétitif. Soyons positifs, supposons également que la FPK continue à grossir, à convaincre les pratiquants, à se pérenniser en ralliant de nouvelles forces bénévoles, et à gagner en crédibilité auprès des instances nationales. Ces dernières mettront certainement une pression notable pour que l’on organise des compétitions, ou du moins pour nous faire rejoindre une autre fédération qui en organise. L’appareil administratif Français est connu pour sa lenteur, il peut l’être encore plus si le dossier est complexe et sa défense discutable.
Cela pourrait sembler peine perdue. A moins que les exigences de la FPK n’entrent en résonance avec des revendications fortes et actuelles, avec la recherche ambiante d’alternatives ; à moins qu’elle ne constitue un bon dossier face aux autres structures plus anciennes et fortunées ; et à moins que nous ne fassions preuve d’une bonne dose de culot pour solliciter habilement mais avec insistance divers élus, pour les forcer à nous connaitre et leur donner l’occasion de discuter entre eux de notre cas en connaissance de cause…
Contrairement à la FFM qui s’est unie à la FFE en 1987 pour former la fédération française de montagne et d’escalade (FFME) [23], l’aïkido a quitté en 1982 la fédération de judo et des disciplines associées (FFJDA). Plus fort encore, elle a formé deux fédérations indépendantes (FFAB et FFAAA) qui ont chacune réussi à conserver leur agrément et à résister aux pressions les poussant à fusionner [30]. Toujours plus impressionnant, elle a réussi à continuer à défendre son refus des compétitions, ce qui pour un art martial ne semble pas évident au premier abord [15].
D’autres initiatives fleurissent, démontrant qu’en réaction à une société toujours plus compétitive, le refus d’un tel mode de vie parle de plus en plus aux sportifs. J’en veux pour autre exemple la course cycliste Paris-Brest-Paris, sans classement. « Il n’y a rien de mal à se défier soi-même et à essayer de faire mieux que les éditions précédentes. Ou même d’essayer de rouler plus vite que les autres. Mais le plus important reste que chaque personne terminant PBP est un vainqueur. Quelqu’un peut rouler le plus vite, voir même obtenir un trophée, mais il ne pourra jamais prétendre avoir remporté la course PBP. Tout le monde reçoit la même médaille. Les spectateurs le savent bien et encouragent encore plus les derniers que les premiers. » [31]
L’espoir est permis. Bien que ça ne soit assurément pas la voie de la facilité, on peut décemment espérer à la fois nous faire entendre auprès du ministère, revendiquer nos valeurs, et continuer à grandir. Cette position ne sera pas forcément facile à assumer et demandera plus de temps et de travail de la part des nombreux bénévoles, mais le jeu me semble en valoir la chandelle.
Conclusion
Je ne prétendrai pas avoir réussi, mais j’ai tenté d’être aussi objectif que possible dans cette réflexion. A présent, voici mon avis personnel que vous avez probablement discerné au fur et à mesure de ce texte : comme nombre d’autres [32][33] , j’aimerais que la fédération reste en dehors de tous types de compétition.
Je ne suis bien entendu pas le seul à orienter la position de la fédération : ce sont vous, les pratiquants, qui conditionnerez ce choix. Toujours est-il que cette position doit être claire, et que la question n’a plus le loisir d’être éludée. La fédération doit recenser les avis des pratiquants éclairés, se prononcer pour ou contre, et proposer des solutions dans les deux cas.
2015 fête les 30 ans de l’introduction de la compétition en escalade. Cette année sera-t-elle également l’anniversaire des compétitions de parkour? Ou est-ce que la fédération continuera à assumer ses positions, garante de l’esprit originel comme l’a fait l’aïkido?
Je conclurai avec une citation d’André Chénier: « L’obstacle nous fait grand. » >[34] Simplement. Nul besoin d’adversaires pour progresser, puisque l’adversité vient par nature des obstacles, et des challenges que nous offre la vie.
Merci à Joris Maréchal, Dimitri Brugnot, Antoine Le Menestrel, ainsi que tous ceux avec qui j’ai pu discuter pour alimenter ce débat.
Références
[1]↑ La fédération de parkour est issue du collectif PKIA (parkour inter associations) et a été créée fin 2011. http://www.fedeparkour.fr/federation
[2]↑ En 2011, 90% des traceurs déclaraient ne pas désirer participer à une compétition. http://www.fedeparkour.fr/news/les-resultats-du-sondage-sur-la-competition
[3]↑ La charte positionne la fédération de parkour contre la compétition. http://www.fedeparkour.fr/charte/charte
[4]↑ La fédération ne cautionne pas les « championnats de France de parkour » organisés à Paris en 2013. http://fedeparkour.fr/images/newsletters/newsletter%20fpk%20n2%20janvier%202013.pdf
[5]↑ Le parkour n’est pas encore reconnu par le ministère en France. http://www.inet.jeunesse-sports.gouv.fr/fedes/federations.asp
[6]↑ Le parkour est né en France. http://www.fedeparkour.fr/historique
[7]↑ Il est difficile d’imaginer une fédération délégataire sans compétition.http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?idSectionTA=LEGISCTA000006167037&cidTexte=LEGITEXT000006071318&dateTexte=20100112
[8]↑ The mouvement est l’acteur international qui souhaite rassembler tous les mouvements de parkour, freerunning et d’art du déplacement au niveau international.http://themouvement.org/
[9]↑ La fédération française des échecs, déjà titulaire de l’agrément jeunesse et sport, est depuis 2000 reconnue comme une fédération sportive. http://www.inet.jeunesse-sports.gouv.fr/pdf/bojs/200002/A19012000.PDF
[10]↑ « Etre et durer » : Devise du 3ème Régiment Parachutiste d’Infanterie de Marine, présent dans chaque conflit international majeur.
[11]↑ Georges Hébert, militaire fondateur de la méthode naturelle (ou hébertisme), rejetait toute spécialisation trop poussée, inutile selon lui en situation réelle. Sa devise, « Etre fort pour être utile » a fortement impacté David Belle.
[12]↑ Traduction Française de l’article « Dilution » de Blane, qui craignait que l’état d’esprit aussi bien martial que familial du parkour se dilue peu à peu dans la masse des nouveaux pratiquants, impressionnants au niveau performance, mais complètement insensibles (car non avertis) des origines de leur discipline. http://www.poitiers-parkour.fr/dilution-de-blane-traduit-de-langlais-par-guillaume-ionos-delvigne/
[13]↑ Le café ou le sandwich en attente est un café que le client choisit d’offrir anonymement à une personne qui ne pourrait pas se le payer.http://rue89.nouvelobs.com/2013/03/30/naples-a-paris-genereuse-coutume-cafe-attente-241000
[14]↑ Un nombre grandissant d’écoles expérimente l’évaluation sans notes.http://eduscol.education.fr/cid65721/les-classes-sans-note.html
[15]↑ L’objectif de l’aïkido est n’est pas de vaincre l’adversaire, mais de réduire sa tentative d’agression à néant. Une compétition entre pratiquants d’aïkido se terminerait donc au moment même où elle commencerait. http://fr.wikipedia.org/wiki/A%C3%AFkido
[16]↑ « Le cœur a ses raisons que la raison ne connait pas ». Adage de Blaise Pascal, issu de ses « Pensées ».
[17]↑ « Le côté martial, c’est la confrontation avec les obstacles. Dans les arts martiaux, t’es obligé de faire mal ou de battre quelqu’un pour savoir que t’es fort. Alors que là [dans le parkour], c’est juste la rencontre entre toi et l’obstacle. C’est toi contre toi-même. » Interview de David Belle (1’52-2’02). http://www.dailymotion.com/video/x4djgt_parkour-de-david-belle_sport
[18]↑ Antoine Le Menestrel, grimpeur aux innombrables exploits dans les années 80, rejoint maintenant les sommets par le versant de l’art et de la poésie.http://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_Le_Menestrel
[19]↑ Interview d’Antoine Le Menestrel. http://www.jeanpierrebanville.com/blogue/antoine-le-menestrel-poete-du-vertical
[20]↑ Les Mud days sont des courses non compétitives, avec obstacles originaux et boue au rendez-vous. http://www.themudday.com/fr/presentation/concept
[21] Une équipe du collectif anglais Parkour Generation teste la sécurité des prisons.http://www.vice.com/read/professional-prison-break
[22]↑ Manifeste pour une escalade poétique d’Antoine Le Menestrel.http://www.kairn.com/fr/escalade/93157/antoine-le-menestrel-manifeste-pour-une-escalade-poetique.html
[23]↑ Historique de la compétition en escalade. La FFM se crée en réaction à la FFE qui organise des compétitions, et est contrainte de la rejoindre 2 ans plus tard pour former la FFME. http://www.grimporama.com/francais/reportage/compet20.htm
[24]↑ Le manifeste des 19 a été signé par 19 des meilleurs grimpeurs de l’époque pour protester contre l’organisation de compétitions d’escalade. http://www.cad-climbers.com/fr/nouvelles/dossiers/article.php?a=22
[25]↑ 16 des 19 signataires du manifeste des 19 ont participé aux compétitions dès l’année suivante. http://fr.wikipedia.org/wiki/Manifeste_des_19
[26]↑ Système de notation du patinage artistique.http://fr.wikipedia.org/wiki/Jugement_du_patinage_artistique
[27]↑ Les Red Bull Art of Motion, archétype du sport TV, dédiés à 100% à la satisfaction d’une audience avide de spectaculaire.
[28] Avec Tony Hawk, Rodney Mullen est l’un des skateboarders les plus influents de l’histoire de la discipline. http://fr.wikipedia.org/wiki/Rodney_Mullen
[29]↑ L’avis de Rodney Mullen sur la compétition et le bridage de la créativité dans le skateboard. https://www.youtube.com/watch?v=ekzjzFFE_pY
[30]↑ Organisation de l’aïkido en France.http://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_de_l’a%C3%AFkido_en_France
[31]↑ La randonnée Paris-Brest-Paris, sans classement, où véritablement « l’important c’est de pariciper » (Pierre de Coubertin sur l’olympisme)
[32]↑ Manifeste contre l’organisation de compétitions en parkour par Naïm « l1consolable », signé par de nombreux traceurs et citant les acteurs historiques principaux de la discipline (novembre 2013). http://www.parkour-literally.com/manifeste-contre-lorganisation-de-competitions-de-parkour/
[33]↑ Analyse par un traceur suisse des tenants et des aboutissants de la compétition en parkour (septembre 2014). http://yanndaout.blogspot.fr/2014/09/la-competition-et-le-parkour.html
[34]↑« L’obstacle nous fait grand », citation extraite du « Jeu de Paume » par André Chenier, quelque peu sortie de son contexte.
« L’obstacle nous fait grands. Par l’obstacle excité,
L’homme, heureux à poursuivre une pénible gloire,
Va se perdre à l’écueil de la prospérité,
Vaincu par sa propre victoire. »
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