Été 2015
Partie 2/4
Où je dors sur un toit, m’y fais arrêter, et me pose des questions existentielles sur ma pratique.
Illustré par cet album (Espagne) et par celui-ci (Écosse).
Partie 0/4 ; Partie 1/4 ; Partie 2/4 ; Partie 3/4 ; Partie 4/4 ; Partie 5/4 (pas facile de compter au delà des quatre doigts d’une main).
Mais non je ne veux pas me suicider !
Les gars, c’est la dernière fois que j’attends si longtemps avant d’écrire mes péripéties. Trop difficile d’y revenir maintenant: les détails s’envolent, et la motivation chute. Les filles c’est la dernière fois aussi, pas de favoritisme.
Bien. Puisqu’il faut bien commencer commençons, mes doigts lancés au hasard feront office de démarreur pour lancer mon cerveau en panne. Je passe donc une première nuit à Édimbourg au milieu d’un golf, la suivante dans un chantier à côté du port, et la troisième sur le toit d’un bâtiment en ruines en bas du « Royal Mile », en plein centre touristique. Le lendemain matin, j’estime qu’il faut absolument que je prenne une photo. Je me placerai debout sur une poutre de la structure qui soutient le mur, au dessus du vide au 5ème étage, avec ma tente en arrière plan et le quartier touristique en toile de fond. Lovely.
J’ai à peine le temps d’essayer de caler mon portable dans ma chaussure (trouée) que j’entends une voix hurler.
» Qu’est-ce que tu fais là ?!! Descends ! DESCENDS !
– Quoi ? Ah c’est marrant je croyais que les piétons ne levaient jamais les yeux. Ok je range ma tente et j’arrive !
– Non, descends tout de suite !
– Bon d’accord j’ai compris le message, vos désirs sont des ordres. Et mes désirs font désordre… J’arrive !
– Non, ne descends pas par la façade put*** ! Par les escaliers !!
– … Sérieux y a des escaliers ?
– Vite, j’appelle la police !
– Pas de problème j’arrive ! »
Je descends donc jusqu’en bas, en empruntant ces escaliers dont je n’avais même pas soupçonné l’existence.
» Bonjour ! Et désolé pour la frayeur. Je suis à vous, ne vous inquiétez pas je n’ai pas l’intention de fuir.
– Qu’est-ce que tu faisais en haut ??!
– Bah je dormais ! »
Sur ce, le chef de chantier arrive, d’apparence plus calme mais dont l’angoisse perle par tous les pores de sa peau.
» Bon, j’ai appelé la police. Suis moi dans mon bureau, on va voir ce qu’on va faire. En attendant, quelqu’un va descendre ta tente.
– Oulà ça va être compliqué, il y en a vraiment de partout à l’intérieur, il vaut mieux que je remonte autrement vos hommes vont perdre encore plus de temps pour rien ! Je devrais mettre 5 minutes à tout ranger dans mon sac bien comme il faut.
– RESTE LA !!
– D’accord, d’accord… Je vous suis ! »
On va dans son bureau, il ne sait pas par où commencer, se fait un café, m’en propose un, m’intime de m’asseoir, sort de la pièce, entre à nouveau une fois calmé, et s’assoit en face de moi.
» Ok. Je vais te raconter mon point de vue. Je faisais ma ronde sur un toit à côté, quand quelque chose a attiré mon regard. Une tente sur le toit. Je regarde plus attentivement, qu’est-ce que je vois ? Un mec à côté. Debout sur une poutre de 12 centimètres de large, au dessus du vide au 5ème étage. Je secoue la tête, cligne des yeux. Je rêve ou il est pieds nus ?! Incroyable, surréaliste. J’ai mis du temps à en croire mes yeux.
Maintenant, explique-moi. Qu’est-ce que tu faisais là ?
– Bah je me réveillais tranquillement de ma nuit, c’est tout ! Je vous le promets, je n’ai rien volé, je n’ai rien cassé, je ne m’y suis pas drogué, j’étais simplement de passage.
– Tout simplement. Est-ce que tu réalises qu’en trente ans de carrière, je n’ai jamais rien vu de similaire, ni même rien qui ne s’en approche ?
– Ne vous inquiétez pas, je suis souvent confronté à une certaine déconcertation. Je comprends tout à fait et ne m’en formaliserai pas.
– Et comment est-ce que tu es arrivé sur le toit ?
– En grimpant sur la structure métallique qui soutient le mur ! C’est relativement facile, elle est faite de poutres IPN donc il y a des prises de partout.
– Tu y es monté avec tout ton barda ?
– Oui oui, mais une fois bien rangé il tient dans un sac à dos.
– Ah. Pourquoi être surpris par si peu après tout ?… Mais tu n’as pas de maison ? D’où est-ce que tu viens ?
– Je n’ai pas de maison à Édimbourg non. Et je viens de Grenoble, la capitale des Alpes en France, c’est une ville magnifique !
– Oui bon. Mais pourquoi est-ce que tu dors dehors ? Tu ne peux pas prendre une chambre d’hôtel ?
– Le problème avec une chambre d’hôtel c’est qu’il faut la réserver, partir à une certaine heure le matin, et qu’on en retire beaucoup moins de bons souvenirs. Et il faut payer également.
– Euh… D’accord, je suppose que ça peut se défendre… Et qu’est-ce que tu fais ici ? Du tourisme ? Tu cherches un travail ?
– Un peu de tourisme oui, si l’on peut appeler ça comme ça. Et on peut dire que j’y suis pour le travail également. Je pars demain en direction de Glasgow, où je donne une conférence scientifique.
– Une conférence scientifique ??! Comment ça une conférence scientifique ?…
– Eh bien j’ai fait des recherches en biomécaniques, j’ai eu des résultats intéressants, donc je suis invité à les partager à la communauté internationale.
– Tu es en train de me dire que tu es chercheur ?!
– Euh, oui en quelque sorte. Enfin j’essaie de concilier deux domaines dans ma vie, mais ce n’est pas facile. La recherche, et les spectacles de parkour.
– Ah. Je comprends mieux comment tu es monté. Si tant est que je comprenne quelque chose à cette histoire de fou… En gros, tu es scientifique et cascadeur, et tu habites dans la rue ?…
– Voilà c’est à peu près ça. Vous êtes sûr qu’il ne vaut pas mieux que je récupère mon sac moi-même ?
– Écoute. Sois-en certain, « you can’t stand being in a wheelchair. » (NdA: jeu de mots intraduisible, que le patron n’a d’ailleurs pas fait). Si tu tombes, tu meurs, ou au mieux tu finis en fauteuil. Et si tu tombes, pour parler en euphémismes moi aussi je suis dans l’embarras.
Maintenant, je veux bien croire en tes capacités physiques, de toute façon l’ensemble est tellement improbable que tu n’aurais sûrement pas sorti de telles inepties si tu voulais me berner. En revanche, même s’il n’y a pas d’accident je ne peux pas te laisser faire. Le simple fait qu’on sache que je t’y aurais autorisé est déjà de trop. Pour monter là où tu étais, mes hommes doivent être harnachés avec un baudrier, assurés avec deux cordes, porter des chaussures de sécurité… Et toi tu y irais libre comme l’air, en sautant à droite à gauche, et pieds nus ? Tout mon sérieux serait remis en cause. Je ne peux pas prendre ce risque-là.
Et la morale dans ces histoires de toits ?
– C’est sûr. Je comprends, et je sais que je ne suis pas seul dans l’histoire. Certes, je ne fais directement de mal à personne en sautant de toit en toit, mais qu’en est-il de mon image et de celle de ma discipline ? A quel moment agir à la limite de la légalité nous fait plonger dans l’illégalité ? Comment défendre les frayeurs que j’ai faites aux personnes qui n’ont rien demandé et ne savent pas comment réagir, ou qui flippent autant pour ma peau que pour leur job ? Et si je tombe ? Certes, je sais très bien que je m’accorde une marge de sécurité tout à fait raisonnable et que je n’ai aucune chance de tomber. Mais les autres en bas, est-ce qu’ils la connaissent cette marge ? Est-ce qu’ils ne risquent pas de s’inspirer de ce qu’ils voient, et de se mettre en danger sans entraînement préalable ? Ou de réaliser qu’il est facile de cambrioler quelqu’un ? Et puis, les annales des faits divers sont remplies d’histoires d’inconscients qui sont morts alors qu’ils savaient aux aussi très bien qu’ils ne tomberaient pas… D’un autre côté c’est mon métier, et il faut bien que je m’y entraîne !
Débat houleux entre moi et moi-même, auquel je n’ai pas encore de réponse claire et définitive. Néanmoins, le plus important là-dessus, ce qui réduit largement les tracas — sans les résoudre complètement, j’en conviens — me semble être la communication. La communication en tant qu’individu auprès d’individus, capable de discuter calmement autant avec les passants et habitants qu’avec la police, et de vider les lieux sans remous si le dialogue n’est pas possible. L’épisode de l’année dernière mis à part (une goutte d’eau trouble dans le clair océan de mes relations habituelles avec la police, une goutte qui je l’espère ne fera plus déborder aucun vase), tout va bien entre les traceurs (pratiquants du parkour) et la police, justement parce que nous ne fuyons pas et sommes prêts à coopérer.
La communication en tant que communauté auprès des individus également. Les associations, entre autres, sont faites pour ça. Elles permettent d’organiser des entraînements ouverts à tous, de véhiculer les valeurs de la discipline au moins autant que ses techniques, au même titre que les sports de combat véhiculent le respect des adversaires avant le pétage de gueule. « Etre fort pour être utile », « être et durer », « respect de soi, de l’autre et de l’environnement », pour ne fournir que trois de toutes ces adages…
Enfin, la communication en tant que communauté auprès des autorités. Il est important de fournir un discours à la fois cohérent, et médiatisé. Autrement le penchant « négatif » risque fort de prendre le dessus. La fédération de parkour a déjà bien entamé le travail, bien qu’elle manque encore un peu de visibilité. Les mairies et maisons de quartier nous demandent des initiations, la police et les pompiers peuvent aussi obtenir des formations, les médias nous contactent, et nous sommes en lien avec les ministères nationaux. Tout espoir n’est donc pas perdu, continuons donc sur cette lancée !
« Désolé, j’ai pas tout écouté. » intervient le travailleur, interrompant le fil de mes pensées.
Tout est bien qui finit bien !
Sur ce, la police arrive. Le patron du chantier les accueille de ces mots.
» Bonjour les gars, désolé de vous avoir fait venir, tout va bien mais j’ai préféré prendre mes précautions. Je vous présente ce monsieur, qui a causé quelques tourments à mes pauvres nerfs. Je l’ai en effet vu marcher sur une poutre au dessus du vide ce matin… Il a passé la nuit en tente sur le toit, il vient de France, et part en direction de Glasgow où il va donner une conférence. Il est chercheur, en plus d’être barjot ! Je lui ai demandé de descendre, il a coopéré sans faire d’histoire. Un de mes hommes est monté chercher sa tente. On a attendu ici jusqu’à ce que vous arriviez.
– D’accord. Est-ce que vous avez vérifié qu’il n’y ait rien de suspect dans le bâtiment ?
– Non mais tout va bien, dit-il en rigolant, ce mec est un individu tout à fait étonnant, mais un gentleman tout de même ! On a quand même vérifié, et le bâtiment est clean. Vous devriez lui poser directement vos questions, ça égaiera votre journée. »
Non pas que je me sois inquiété une seule seconde, mais à partir du moment où l’homme qui a appelé la police me défend devant elle, je pense que je n’ai plus de souci à me faire…
» Ok, on va juste prendre sa date de naissance et son adresse, et vous laisser sur ces formalités de routine. »
» C’est fait, tout est correct, bonne journée !
– Merci ! Viens, on va récupérer ton barda. »
On retourne donc sur place, où effectivement quelqu’un a descendu ma tente et tout ce qu’il y avait à l’intérieur. Sans aucun soin évidemment. Le seul arceau qu’il reste de ma tente est en train de rendre l’âme, ce qui ne va pas faciliter le bivouac des prochains jours… M’enfin, je suppose que je ne suis pas à plaindre, n’oublions pas que dans l’histoire c’est moi la personne en tort !
» Bon eh bien merci, je vais juste prendre le temps de ranger tout ça. Désolé encore du désagrément ! Si je peux faire quelque chose pour dédommager les soucis et le temps que vous avez perdu avec moi, dites moi !
– Non, c’est gentil mais ça n’est pas la peine. Tout s’est bien fini et ça me fera des choses à raconter à ma femme ce soir ! « Every day is a school day » comme on dit…
– Si vous changez d’avis, vous avez mon numéro et vous savez comment me joindre ! Je devrais rester dans les environs pour la journée. »
Avant de partir, l’un des travailleurs me donne un sac plastique rempli de nourriture qu’il vient d’acheter. Je regarde dedans, interloqué par tant de sollicitude envers un fauteur de trouble, et lui dis :
» Oh c’est super sympa ! Mais je ne suis pas pauvre vous savez !?
– C’est pas grave. Tu as déjà ta nourriture pour aujourd’hui ?
– Non, mais…
– Bah voilà, ça t’évitera une course. Ce n’est pas la meilleure nourriture qu’on puisse trouver, mais ça reste bon et nourrissant !
– Euuuuh… D’accord, je suppose que refuser n’est pas une option. Merci beaucoup donc, et bonne journée ! »
Sur ce je suis libéré, délivré, désormais plus rien ne m’arrête. Je suis laissé face à mes questionnements. Est-ce que je fais bien de grimper sur les toits, d’y dormir ? De jouer avec les limites de la légalité ? Est-ce qu’à force de frôler le mur, on ne finit pas par se le prendre dans les dents ? Combien de temps continuerais-je à m’engouffrer dans les galères délibérément, simplement pour m’amuser et mettre à l’épreuve mes capacités d’adaptation ? Comment évolueront les choses lorsque j’aurai une femme et des enfants ?
Ces réflexions seront alimentés par les aventures des jours suivants, qui ne manquent pas péripéties…