Le premier article sur la compétition dans le parkour, écrit plus du point de vue d’une institution qui doit faire le choix de développer la compétition ou non.
Compétition et parkour
Mes beaux principes confrontés à la pratique
Introduction
Vous en avez ras-le-bol de ces débats sans fin sur la compétition et le parkour ?
Eh bien je vais en rajouter une couche. Ces temps-ci ont lieu les sélections pour Ninja Warrior. Ninja warrior c’est quoi ? C’est un jeu télévisé diffusé originellement au Japon, qui depuis peu voit ses versions internationales fleurir aux quatre coins du monde. D’après wikipédia, « le jeu consiste à franchir quatre épreuves chronométrées, ce qui force le participant à développer une rapidité et une force, tant physique que morale » [1]. Voilà qui est intéressant. Ça ressemble au parkour [2], c’est bien. Ça fait en réalité plus de 10 ans que je connais, et j’ai maintenant l’opportunité d’y participer. Encore mieux. Mais c’est chronométré et le vainqueur reçoit un prix. Parfait ?
Pas tant que ça. Chronomètre et vainqueur riment avec compétition [3]. Et en tant que secrétaire de la fédération [4], je me suis toujours opposé à la compétition dans le parkour, pour plusieurs raisons que j’explique dans cet article [5]. La compétition est à l’opposé de l’esprit d’entraide et de partage qu’on défend bec et ongles, corps et âme. Le parkour est né comme un art martial, on ne voudrait pas le tourner en un sport dont les performances seraient le seul moteur. Et puis il y a bien assez d’adversité dans le monde pour éviter de se battre les uns contre les autres, n’est-ce pas ?
C’est discutable, je le sais. Toujours est-il qu’il est facile d’arborer de grands principes lorsqu’on reste au stade de concept ; une fois confronté à des tentations concrètes, c’est une autre histoire. J’ai donc beaucoup hésité à passer le casting de cette émission. Bien avant les épreuves physiques, la première difficulté revenait à prendre une décision éclairée, en soupesant les tenants et les aboutissants. Ensuite, il me fallait réfléchir au message à transmettre, en cohérence avec ma position. Pas facile.
Mon premier article [5] essayait de faire un état des lieux balancé sur l’organisation de compétitions. Le second traitera de mon attitude personnelle une fois au pied du mur, face à l’opportunité d’une compétition. Dans le premier la compétition n’existe pas, dans le second elle est déjà installée. Dans le premier on parle du point de vue d’une institution, dans le second d’une perspective personnelle et affective.
I. Les tenants et les aboutissants – discussion intime avec moi-même
I. 1. Est-ce vraiment une compétition ?
Ninja Warrior après tout, est-ce que c’est vraiment une compétition ? Quelle différence avec un jeu télévisé comme Intervilles ? Et quand bien même ça pourrait s’apparenter à une compétition, le débat c’est la compétition dans le parkour, pas la compétition dans son ensemble non ? Là, il y a bien trop de tapis et d’épreuves alambiquées pour parler de parkour…
Bon. Reprenons nos esprit. Dans Ninja warrior, l’objectif est d’être devant les autres : ça ressemble à une compétition. Il y a des obstacles à franchir, ça ressemble à du parkour. À partir de là, toutes les excuses ne sont que des prétextes. J’ai beau retourner le problème dans tous les sens, je réalise de plus en plus nettement qu’en guise de problème, c’est ma veste que je m’efforce de retourner.
I. 2. C’est bon, y a pas mort d’homme !
Tout bien considéré, quelle importance ? Accepter de participer à un jeu télévisé, ce n’est pas non plus vendre mon âme ! Et puis qu’est-ce qui m’oblige à représenter la fédération ? Je n’ai qu’à dire que mes position personnelles n’engagent pas la fédération ! Il faut que j’arrête de me prendre la tête, il n’y a pas mort d’homme…
Je me prends la tête, parce que j’aime agir en cohérence avec mes convictions. Le « faites ce que je dis, pas ce que je fais« , très peu pour moi merci. Tant pis si je verse dans l’extrême, au moins ma conscience sera tranquille. De plus, je suis secrétaire de la fédération de parkour : que je le veuille ou non, je ne suis plus tout à fait anonyme. Est-ce que, vis-à-vis des membres de la fédération – qui m’ont peut-être élu pour soutenir leur message anti-compétitif -, j’ai le droit d’adopter une attitude contradictoire ? Qu’est-ce qui me fait dire qu’il n’y aura aucune conséquence ?
Yann Daout commente un article décrivant la prétendue ambition d’un jeune traceur [6] de devenir champion du monde [7] : « Nul doute que Max ne veut pas être champion du monde de parkour, puisque ça n’a aucun sens. Mais c’est bien quelque chose qui commence à être véhiculé dans les médias […] : la finalité du parkour se trouve dans la compétition. Et ce n’est pas une simple erreur d’un journal isolé. »
Tous les hommes politiques vous le diront [8], une image publique ne peut pas aller dans les nuances : elle doit être claire et sans faille. J’ai perdu beaucoup de libertés suite à mon engagement avec la fédération, il faut que je l’accepte. Et tant pis si mes ambitions personnelles entrent en collision avec l’image de la fédération.
I. 3. Ça reste une bonne occasion de me tester
J’oublie quelque chose : le parkour est censé pouvoir me servir en situation réelle. Or, à moins de prendre l’habitude de tirer les sacs des vieilles ou de cambrioler les appartements des pauvres, je n’aurai pas souvent l’occasion de pouvoir pratiquer sous pression. Des épreuves fixées par un tiers, chronométrées objectivement, où le premier essai doit être le bon, avec des caméras et un public pour couronner le tout, ça ne peut-être qu’une bonne préparation !
Effectivement, s’il n’y avait pas d’autre moyen de mettre à l’épreuve mon entraînement que la compétition, j’en ferais probablement. Si on veut progresser, il faut être capable de s’évaluer de temps à autres. Qu’en est-il de la situation ? Je ne prendrai pas le risque de me répéter [5] en rentrant dans les détails. Toujours est-il que le parkour est une discipline individuelle certes, mais généralement pratiquée en groupe. Individuelle car mon niveau n’engage que moi, pas les autres. Et en groupe, ce qui me fait bénéficier d’une émulation collective, et me permet de me fixer des références de progression aux côtés de ceux qui me surpassent. De plus, les défis ne se limitent pas aux compétitions, ils se trouvent littéralement à chaque coin de rue. Et si ça ne suffisait pas, en ce qui me concerne je participe à des spectacles, je filme quelques mouvements, je donne quelques interviews : je place bien assez de jalons pour marquer ma progression, qui sont autant de petits accomplissements. Pourquoi chercher toujours plus ?
I. 4. Mieux vaut avoir des remords que des regrets [9]
Pourquoi est-ce que malgré toutes ces raisons, j’ai tant de mal à prendre une décision ? J’ai peur d’y aller et d’avoir des remords, mais j’ai encore plus peur de manquer le coche et d’avoir des regrets. J’avais refusé de discuter avec Red-Bull à une époque, j’ai laissé tomber un sponsoring avec la marque Bad-Boyz plus récemment. J’ai fait le bon choix mais je ne peux pas m’empêcher de m’imaginer les portes que ça aurait pu ouvrir. Je suis tiraillé, d’autant plus que vivant du spectacle j’ai besoin de visibilité, de matériel et d’argent.
Toute expérience est bonne à prendre. Je regretterais de ne pas y aller, c’est tout. Tant pis pour ce dualisme.
Il y a un terme pour ça : FOMO (« Fear of missing out », en français la « peur de manquer quelque chose » [10]). Et je suis salement atteint.
Inutile de me voiler la face, il y a une question sous-jacente d’égo. J’ai tendance à avoir besoin du regard des autres, ainsi que de preuves matérielles pour ne pas me sentir le dernier des incapables. J’ai envie de passer à la télé, de sentir le regard admiratif des gens. J’ai envie de les rendre fiers ; pour eux, ou pour moi ?… Je voudrais qu’il soient impressionnés par mes hauts-faits, et que ceux-ci soient proverbialement reconnus. De cette manière je n’en parlerai pas, mon entourage les apprendrait par hasard, et tout le monde penserait par dessus le marché que je suis humble.
Une mentalité honteuse. Autant ne pas enfoncer le clou avec cette histoire de télé !
I. 5. Seuls les excès sont mauvais
Mais qu’est-ce que j’ai contre la compétition à la fin ? Et est-ce qu’il faut être si manichéen, et ne voir que deux options : tout rejeter en bloc, ou devenir une bête de compète ? N’est-il pas possible prendre une position plus mesurée ? Et puis d’abord, c’est comme tout : ce n’est pas la compétition qui est mauvaise, mais l’excès de compétition. Qui penserait à bannir la nourriture, les médicaments, l’argent, le travail ? Ou le sport ?… Un concept, même utile, vient malheureusement toujours avec ses excès et je ne peux pas m’en tenir responsable. Au mieux, je pourrais écrire un « Manifeste pour une compétition raisonnée » et le diffuser.
Le problème avec la compétition, c’est qu’elle est devenue plus qu’un jeu ; elle régit toute la société. Or Davies, sociologue auteur de « The happiness industry » [11] [12], relate que les sociétés les plus compétitives sont aussi celles où les inégalités sociales sont les plus marquées. Ce sont également celles où la dépression est la plus présente – et paradoxalement, ceci affecte aussi les vainqueurs. Tor Bair offre une perspective intéressante là-dessus [13]. La vie ne devrait pas être considérée comme un jeu d’échec où l’objectif est de vaincre ses compagnons ; elle tient en effet bien plus du jeu de tétris où l’objectif est de devenir meilleur que la veille, de conserver sa détermination en sachant qu’on ne verra jamais le bout des épreuves. Dans la vie, il n’y a pas d’autre opposant que soi-même : elle ne se solde pas par une victoire ou une défaite. Et heureusement, puisqu’elle comporte une part de hasard. De quoi rester humble dans la réussite, et confiant dans l’échec…
Opter pour une compétition raisonnée est un choix recevable, mais il n’aura pas beaucoup d’impact. Face à un esprit de compétition sociétal si pesant et omniprésent, il peut être rafraîchissant d’entendre une voix claire sonner son idéal naïf d’entraide et de partage !
II. Et les aboutissants ? [14]
II. 1. J’irai
En connaissance des tenants et des aboutissants, le choses restent plutôt floues. La seule conclusion à laquelle j’arrive, c’est que la principale raison de participer à ce genre d’émission revient à satisfaire mon égo. Et à ma grande honte et malgré tous mes efforts, cet égo a la voix qui porte. Il réussit même à me persuader, envers et contre tout.
Je décide donc d’aller au casting.
Ahem… À quoi bon faire l’effort de raisonner logiquement, pour finalement tout balancer et se laisser emporter par sa première impulsion ? Bon. Il ne sera pas dit que cette réflexion fut totalement vaine. J’irai certes, mais je ne me vendrai pas. Mieux, j’en profiterai pour tenter de délivrer un message. Au final, quoi de mieux que la compétition pour faire entendre une pensée anti-compétitive, d’un discours qui autrement résonnerait dans le vide ? Est-ce que ce n’est pas justement là où l’idée de la compétition est installée qu’il est important d’apporter un regard dissident ?
II. 2. Y a du dossier…
Je n’ai pas tout dit. Il y a quelques mois à peine, je déposais ma candidature pour une autre émission télévisée du même genre, « Beast master » [15]. La tentation était trop forte : j’aurais rencontré Sylvester Stallone et des athlètes du monde entier, et surtout j’aurais bénéficié d’un voyage gratuit chez ma fiancée aux États-Unis. Après de très longues et laborieuses démarches, quatre jours avant le départ, alors que tout mon emploi du temps était organisé autour de ça, j’ai eu la réponse : je n’étais pas pris. Les réticences que j’avais osées exprimer aux sélectionneurs ayant peut-être joué un rôle…
Quelque part tant mieux, parce que ma réflexion n’avait pas assez mûri à l’époque. Et au pied du mur, je n’ai eu d’autre choix que de réfléchir sérieusement, et de réaliser que l’affect et l’orgueil d’un être humain sont très difficiles à mettre de côté. Toujours est-il que malgré cette mauvaise expérience, j’y retourne la tête la première !
II. 3. À l’époque…
À l’époque, j’avais tout de même réfléchi à l’attitude à adopter en cas de sélection, et imaginé plusieurs options. J’aurais pu par exemple terminer l’épreuve avec succès, arriver devant le buzzer… et attendre, regarder le public, pour redescendre sans y toucher. Ça aurait pu être un message fort, démontrant que le prix ne m’intéresse pas, seule l’épreuve me suffit. Mais ça aurait aussi pu être interprété comme de l’arrogance, ou même du manque de respect vis à vis de ceux qui prennent cet enjeu à cœur. Et puis j’aurais malgré tout eu mon quart d’heure de gloire, ce qui aurait été en contradiction avec le message à faire passer. D’autre part, rien ne dit que je serais arrivé si loin.
Dans le même esprit, je comptais bien affirmer qu’il m’importait peu d’arriver premier ou dernier. Mais j’entendais déjà les réactions des gens, qui auraient rétorqué que ces mots sonnent soit comme le discours d’un perdant qui ne s’assume pas, soit comme celui d’un gagnant qui dénigre l’acharnement des autres. Et encore une fois, c’aurait été légèrement hypocrite, puisque malgré moi mon égo me pousse à essayer de faire mieux que mon prochain…
Mais quelques fois, ce sont les plus petits gestes qui ont les plus grands impacts. Sur le tournage, j’aurais pu simplement faire référence à la défaite de Rocky aka Sylvester Stallone dans le film [16], qui paradoxalement n’en rend sa ténacité que plus belle. J’aurais encouragé mes adversaires, j’aurais démontré une joie sincère lorsqu’ils réussiraient quelque chose que j’aurais échoué. J’aurais tenté de les aider ou de leur donner des conseils si l’occasion m’en était donnée.
En fin de compte, si quelqu’un d’autre gagne, je serai un peu moins content, mais lui sera un peu plus content : l’équilibre est conservé, non ?
II. 4. Et aujourd’hui ?
Et pour Ninja Warrior cette année ? Première chose : Je tenterai de promouvoir l’esprit d’entraide et de partage plutôt que de rivalité, comme je l’aurais fait à Beast Master. J’assumerai également mes conclusions de la première partie, à savoir que j’y vais pour voir si je suis capable de réagir face à un autre type de pression, pour vivre une expérience que j’envie depuis plus de 10 ans, et également pour satisfaire un gros égo. J’en profiterai pour lâcher quelques mots sur ma foi parce « Ma foi pourquoi pas » [17], et sur ma famille parce qu' »Avec des si si la famille on se dit qu’on s’aime » [18].
Seconde chose : puisque je suis si tiraillé dans ma conscience et tellement complexé par mon égo, j’essaierai de ne pas en retirer de gloire. Je ne ferai donc pas de promotion. Ni sur les réseaux sociaux, ni sur mon site, je n’en parlerai même pas à mes proches sauf en cas questions directes. Si certains me voient à la télé, ce devra être pas hasard et ne pas venir de moi.
Conclusion
Voilà pour le contexte, la démarche et la conclusion.
Écrire tout ça aura eu le mérite de démêler quelque peu l’enchevêtrement de mes pensées torturées. Ma décision est peut-être la mauvaise, je n’exclus pas cette option. Mais au moins, on ne pourra pas m’accuser de n’y avoir pas réfléchi.
Restez donc connectés, vous n’aurez pas plus de nouvelles ! [19]
[1]↑ Ninja warrior selon wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Ninja_Warrior
[2]↑ Une définition de la discipline sur cette page, ainsi que mes articles sur le parkour. http://david-pagnon.com/fr/ecrits/sur-le-parkour/
[3]↑ En fait si on regarde attentivement on remarque que ça ne rime pas.
[4]↑ Le site de la fédération de parkour. http://www.fedeparkour.fr
[5]↑ L’article en question, dans lequel je discute davantage du point de vue de la fédération, et moins du point de vue personnel. http://david-pagnon.com/fr/le-futur-de-la-federation-de-parkour-avec-ou-sans-competition/
[6]↑ L’article sur Max Barker en question. http://www.bournemouthecho.co.uk/news/15036599.The_15_year_old_parkour_runner_who_wants_to_be_world_champion/
[7]↑ Le post de Yann Daout qui commente cet article. https://m.facebook.com/story.php?story_fbid=10154630669623432&id=726373431
[8]↑ Ils vous le diront, mais… Vous vous rappelez du « faites ce que je dis, pas ce que je fais »?…
[9]↑ « Mieux vaut avoir des remords que des regrets » Citation d’Oscar Wilde
[10]↑ La peur de manquer quelque chose, mal du siècle qui nous pousse classiquement à regarder notre portable sans arrêt. https://fr.wikipedia.org/wiki/Fear_of_missing_out
[11]↑ « The Happiness Industry » de William Davies, sociologue américain. Alex Pavlotski en parle plus en détails dans son excellent article « Parkour and the link between competition and depression » [12].
[12]↑ L’article qui fait le lien entre le parkour et le livre de Davies. https://alexpavlotski.wordpress.com/2016/07/04/parkour-and-the-link-between-competition-and-depression/
[13]↑ Échecs Tetris… https://medium.com/the-mission/your-life-is-tetris-stop-playing-it-like-chess-4baac6b2750d
[14]↑ Et les aboutissants ? « Le gendarme 2, le retour » (Jean Dujardin) https://youtu.be/DptOWutIxD8?t=57
[15]↑ Ma candidature vidéo à Beast Master. https://www.youtube.com/watch?v=UZbLN-aYyw0
[16]↑ Le film Rocky 1, dans lequel le héros perd son combat avec grandeur. https://fr.wikipedia.org/wiki/Rocky_(film,_1976)
[17]↑ « Ma foi pourquoi pas », émission diffusée sur France 2 sur la question de la foi. http://regardsprotestants.com/vie-protestante/ma-foi-pourquoi-pas/
[18]↑ « Si si la famille » de Vincha. https://www.youtube.com/watch?v=ckPtb1UNZWE
[19]↑ En réalité j’ai quand même un article à écrire, non pas sur l’épreuve mais sur le casting… Parce que les péripéties qui l’ont accompagné méritent bien un petit texte !