David Pagnon

Carnaval et retrouvailles

Ambiance au carnaval de Nice,l'un des 3 plus gros du monde

English version:

La BAT

Pour ceux qui auraient loupé le chapitre précédent, resituons le contexte. On est fin janvier, je suis revenu de mes tournées de cirques pour passer quelques jours chez moi. Quelques jours dont les objectifs bien clairs sont de me reposer et d’avancer quelques projets personnels. Autant le dire tout de suite, c’est un échec bien mat. Je n’ai plus d’électricité, donc plus de lumière, plus d’ordinateur ni de portable, plus de frigo ni de plaques de cuisson. Je n’ai pas d’autre choix que de squatter chez les uns et chez les autres, en tâchant malgré tout de me préparer mentalement à la période de quatre mois de vadrouilles qui suit.

Cette période commence par trois semaines au carnaval de Nice, au sein de la BAT (la Brigade des Agitateurs de Tribune). J’ai de la chance : les danseurs ont des ordres très stricts, tandis que j’ai une belle carte blanche. Je peux aller où je veux, quand je veux, et y faire ce que je veux. Je suis payé pour m’amuser. Plutôt sympa. Cependant, ceci vient avec une contrepartie. Étant le seul à être spécialiste de parkour, je dois jouer toute la journée sans discontinuer, et montrer de partout et à tous les spectateurs à quel point je prends du bon temps. Au bon d’un moment, c’est fatigant de jouer.

Je ne m’arrête de courir que pour sauter. Ou pour jeter des enfants. Certes ce n’est pas dans les termes du contrat, mais j’ai carte blanche, oui ou non ? Ils se laissent faire, c’est qu’ils doivent apprécier ! A moins qu’ils ne soient simplement trop faibles ou tétanisés pour réagir. Quoi qu’il en soit, les représentations durent 3 heures, deux fois par jour, et elles m’épuisent. On attend de moi que j’arrive sur les chapeaux de roue, alors que que je sois parti sur les rotules. Je dois une fière chandelle aux baignades hivernales, qui m’offrent les coups de fouet dont j’ai besoin.

J’ai quelques jours de repos, dont je profite pour rendre visite au côté paternel de ma famille que je n’ai pas vu depuis la mort de mon père, lorsque j’avais neuf ans. C’est à Saint-Martin-Vésubie, à plus d’1h30 en direction de la montagne. Mais hauts les cœurs, il faut bien rattraper le temps perdu ! Également, il me faut parfois aller à Alès préparer le spectacle « No Fears » avec la compagnie OnCore. 3h30 en voiture, ou 7h en train… Inutile de le préciser, je n’ai pas de voiture. Par ailleurs au Carnaval de Nice, aucun logement n’est prévu pour les artistes. La communauté de parkour n’est pas non plus très développée, et je ne vois personne pour m’héberger. Je finis par trouver quelqu’un via le site couchsurfing.com. Ça serait parfait, si seulement cette personne n’habitait pas à 1h30 à pied du centre-ville et s’il restait des transports en commun à l’heure tardive où finissent les représentations.

Lorsque je recommence tôt le lendemain, la fatigue de la journée me décourage de rentrer et je préfère dormir sur place – sur une table de cantine, dans une tente vide du village des artistes. L’inconfort, le froid, l’énorme bruit des groupes électrogènes et les projecteurs qui m’illuminent la face comme en plein jour ne pèsent rien face à mon épuisement. Est-ce que j’en ai le droit, est-ce que c’est interdit ? Je ne sais pas, et ça m’arrange bien. Le flou subsiste jusqu’au dernier jour, lorsque je dois partir tôt le matin alors que le service des maîtres-chien n’est pas terminé. Je court-circuite le regard interloqué de celui qui me surprend, avec une question qui mène à une intéressante et instructive discussion sur ce métier.

Avec ma mère, mes 4 petites soeurs, et mon père !

Il y a donc le côté physique, la question de l’organisation, celle du sommeil, et voici maintenant l’aspect psychologique. A Saint-Martin-Vésubie j’apprends pas mal de choses sur l’autre côté de ma famille, et en particulier sur mon père. Du positif, et du moins positif. Je choisis de retenir le plus important : c’était un homme profondément bon, qui réussissait à inspirer la joie de vivre malgré tous ses problèmes, et qui aurait rêvé de donner sa vie pour sa famille. Une chance qu’il n’a pas eue : cette vie, il l’a perdue pour rien. C’est aussi ça la vie… Ça reste l’occasion de retrouver des racines bien chargées, et de renouer contact avec tout ce pan de la famille !

La nature humaine…

Autant dire que niveau repos ce n’est pas terrible. Mon dos me fait mal, mon genou aussi, et la lassitude me guette. Elle m’envahit, pour être plus honnête. Dans ces conditions, les encouragements de la part de l’équipe et des spectateurs sont salvateurs.

 » Il y en a d’autres des gens comme vous ?

– Comment ça comme moi ? Des chauves vous voulez dire ?

– Mais non, des gens qui grimpent et sautent de partout !

– Ah non, je suis le seul pour l’instant !

– C’est dommage ! Les danseurs c’est bien, mais on en voit de partout. C’est ce que vous faites que les spectateurs veulent, vous n’avez qu’à voir où vont les regards des gens !

– J’ai une autre explication : c’est mon crâne et mon sourire qui font la différence ! Il est bien normal que les gens attendent des chauves-souriants au sein de la BAT… »

Autre réaction stimulante, celle de la mère de cet enfant qui vient de grimper debout sur mes épaules, qui me confie en aparté que son fils m’avait vu avec envie la veille à la télé. D’un air triste, il avait alors supposé qu’il serait trop lourd pour faire de même. Aujourd’hui, sa joie de s’envoyer en l’air en était d’autant décuplée !

Ou encore, parce qu’on n’est pas à une coïncidence près, l’amie de ma cousine qui lui dit :

 » Il y a un mec qui a fait faire des saltos à ma fille au carnaval hier, elle a grave kiffé !

– Oh d’ailleurs je t’ai dit ? Mon cousin y travaille, il grimpe et saute de partout !

– Oui tu m’avais dit Ivanna. Regarde la vidéo, ça va faire un bon souvenir à ma fille !

– … Attends. Montre moi de plus prêt !?

C’est lui, c’est mon cousin !! »

Bien qu’elles ne me reposent pas, ces injections d’égo rendent l’épuisement légèrement plus supportable. Seulement légèrement cependant. Parce qu’en ce qui me concerne, je sais bien que je fais toujours les mêmes mouvements bateau, qui me fatiguent sans me donner l’occasion de progresser par ailleurs – ou simplement de ne pas régresser. Et puis je ne parle pas du premier jour, où une femme m’a poussé de haut d’une barrière, manquant de me conduire à briser ma nuque sur celle des passants deux mètres plus bas. Il faut bien la comprendre en même temps, je lui gâchais la vue ! Son compagnon lui-même semble choqué.

De manière générale, les comportements effarants des spectateurs lors des batailles de fleurs resteront longtemps inscrits dans ma mémoire. Une bataille de fleur se divise en deux parties. D’abord le défilé des chars couverts de fleurs, agrémenté d’animations en tout genre ; puis la distribution. Lors de cette seconde partie, nous grimpons sur les chars pour envoyer des fleurs aux spectateurs, qui peuvent en faire des bouquets et les ramener chez eux. Amusant en théorie, consternant en pratique. Et d’autant plus lorsqu’on vit la scène du bon côté de la barrière.

Les gens tentent de me faire pitié avec maintes supplications empruntes d’une douleur infinie, alors que de mon piédestal j’ai une vue plongeante sur l’énorme bouquet qu’ils cachent maladroitement derrière leur dos. Alternativement, ils m’insultent parce que je ne leur ai pas envoyé les fleurs qu’ils attendaient. Lorsque le char commence à m’amener trop loin, ils m’abandonnent comme si je n’avais jamais existé, se bousculent et se bataillent les uns les autres pour ramasser les restes par terre. Puis recommencent l’opération dès l’arrivée du char suivant. C’est simple : ils me supplient, puis ils m’insultent, puis ils se battent entre eux, puis ils supplient le suivant, et le cycle recommence.

Tous ces gens qui se comportent NATURELLEMENT comme de vils sujets envers un roi tout-puissant ne sont pas clochards, ni Roms, ni particulièrement serviles ou stupides. Pour se payer le voyage et la place à l’un des trois plus grands carnavals du monde, ils font même probablement partie d’une certaine élite. Il semble que certaines situations exacerbent la cupidité humaine, et que celle-ci est parfaitement répartie entre races et nations de tous horizons. La bêtise humaine est bien là, discrète mais latente, elle n’attend que certains déclics pour se manifester. Les expériences de Milgram et de Stanford ont révélé une cruauté et un sadisme insoupçonnable chez des personnes stables et sensées ; les batailles de fleurs du carnaval de Nice m’ont révélé leur cupidité répugnante. Une cupidité qui aurait probablement été la mienne si les rôles avaient été échangés…

J’étais prévenu pourtant ! Je suis loin d’être le seul à me sentir dégoûté à la fois par les spectateurs et par mon rôle. Maintenant, je comprends comment les rois eux aussi méprisaient leurs sujets. Nous méprisons les hommes de pouvoir, et ils nous le rendent bien. Ils sont méprisables, mais ne le sommes nous pas tout autant ?

Un autre carnaval

Partons loin dans la montagne auprès de la famille vers un carnaval d’un tout autre genre, bien plus ancré dans la tradition. Ici, ce sont les grands-mères qui balancent des bonbons par leurs fenêtres, et les enfants qui grouillent dessous pour en remplir leurs poches. Les enfants se lèvent à 6h du matin pour le carnaval. Thug life. Par ailleurs, j’apprends que le carnaval est à l’origine l’ultime jour précédant l’entrée en carême. Avant d’entrer dans une période de rapprochement à Dieu, il convient de s’y préparer aussi consciencieusement que possible. Et donc comme il se doit, les gens se gavent à l’indigestion, boivent à s’en assommer, et pèchent à s’en damner. C’est le jour où tout est permis, mais bien sûr on garde une certaine pudeur et on porte le masque pour ne pas être reconnu – n’y voyez aucun sarcasme. Dès ses origines, le carnaval ne transpire pas singulièrement la vertu.

A Saint-Martin-Vésubie, la particularité du carnaval est la chasse au Bifou. Le Bifou est le dernier marié de l’année, qui a toute la période du carnaval pour le regretter. Il porte un sac de noisettes au poignet, que les villageois essaient constamment d’arracher. Heureusement, un ou deux Titouns sont là pour le protéger, avec des matraques constituées de lamelles de bois qu’ils appellent Macettes. Eux aussi lancent des bonbons par terre, et frappent les enfants quand ils se baissent pour les ramasser. En général ils tapent gentiment, c’est censé porter chance.

Parfois en revanche, le carnaval est utilisé comme prétexte à la baston pure et dure. Et des bastons collectives avec des matraques, ça peut faire du grabuge… j’en sais quelque chose ! La procession passe par une scierie, c’est l’occasion ou jamais de jouer un peu avec le Bifou. Parce qu’autant à l’écrit c’est pas terrible, autant à l’oral dire que je me suis battu en scierie ça fera son petit effet. Bref, toujours est-il que je me prends un énorme coup de matraque qui me bleuit instantanément la cuisse. A boiter toute l’après-midi, je doute fortement de ma capacité à faire des saltos le soir même à Nice. L’échauffement sera bien ardu…

Je dois en convenir, je ne me préserve pas des masses malgré ma fatigue. Allez, parti comme je suis parti, voici une autre anecdote. En rentrant d’un pique-nique autour du plan d’eau de Roquebillère, j’abîme ma doudoune toute neuve. Comment ? En tombant à vélo. Pour être plus précis, en tombant à vélo d’une voiture.

Ne ménageons pas le suspense, voici l’histoire. On mange autour de l’étang, puis on s’amuse un peu, on court, grimpe, saute, on fait du foot… Et c’est l’heure de rentrer. Les deux ados ont descendu la montagne à vélo. L’un a crevé un pneu, l’autre a la flemme de tout remonter tout seul. Il n’y a pas assez de place dans la voiture pour rentrer tout le monde en plus des vélos, et deux allers-retours risquent de mener la voiture à la panne sèche.

C’est là que mon génie se manifeste avec splendeur : je propose de prendre le vélo, et de m’accrocher à la portière pour me faire remorquer. En ligne droite, c’est facile. En ligne qui tourne, monte, descend, ralentit et accélère, c’est une autre paire de manches. Si on y ajoute des véhicules qui nous croisent en sens inverse, la chose en devient franchement dangereuse. Ça ne manque pas, lors d’un croisement la voiture qui me remorque ralentit et se range un peu à droite. Je me prends le guidon dans la portière, je perds le contrôle, je tente comme je peux de me rattraper à la porte arrière qui s’ouvre et ne m’offre aucune prise. Je vois le mur à droite, les roues de la voiture à gauche, le vélo entre mes jambes… La chute est inévitable, et la roulade impossible. Je suis contraint d’amortir avec mes bras et une glissade à plat-ventre.

C’est incroyable, merci mon Dieu, je m’en sors avec de ridicules égratignures. En revanche, ma doudoune toute neuve y laisse des plumes… Une occasion en or de me rappeler que bien qu’à force d’entraînement j’aie la capacité de faire sans conséquences des tests voués à l’échec en parkour, dans les autres domaines je ne me connais pas assez pour prendre de tels risques.

« J’ai eu la bassesse d’être hautain » (Antoine Lemenestrel).