Rattrapé par la fatigue
Le retour des États-Unis se passe comme dans un rêve. Pour sûr, cette fille va hanter mes esprits jusqu’à nos retrouvailles… J’atterris à Lyon comme une fleur, prends le train en un glissement subtil, et me retrouve à Miramas juste à temps pour l’heure du coucher. Je donne et prends quelques nouvelles dans l’ambiance feutrée de la yourte de mes amis traceurs, puis me hisse sans tarder jusqu’à un fantasmagorique cocon installé au sommet d’un pin. Je m’y élève comme un esprit léger, pour y sombrer d’un sommeil lourd.
Il me faudra bien dormir en effet. J’ai neuf heures de décalage horaire dans les pattes, et dans huit heures c’est reparti pour une tournée de résidences de créations de spectacles… La quiétude de mon couchage en haut des arbres me fera le plus grand bien.
Le lendemain matin, je me réveille étonnamment frais. Le jetlag est probablement un concept bien trop abstrait pour que mon petit cerveau le comprenne !
Cette période à Miramas est beaucoup moins difficile que je ne le craignais. Toutefois ce n’est qu’un premier test: les épreuves sont loin d’être terminées. La résidence à peine finie, on s’échappe pour le week-end de la fédération de parkour à Lille. Le trajet se divise en deux parties : la première en voiture jusqu’à Lyon, la seconde en train jusqu’à Lille. On fait une escale pour la nuit chez un ami à Lyon, dans l’objectif de nous épargner un lever aux aurores.
C’était sans compter l’un d’entre nous qui ressent le besoin de se lever à cinq heures du matin pour préparer ses affaires, qui en deux heures a le toupet et le talent de ne toujours pas être prêt, et qui nous fait risquer manquer le train. Malgré cet épisode, je ne lui plante pas de pieu dans le crâne. Ma grâce est sans limite.
Mine de rien, le décalage horaire, tous les efforts physiques de la résidence, et ce week-end intense et sans sommeil, ce n’est pas de tout repos… Au retour du week-end, à nouveau à Lyon, je suis un déchet humain, un rebut de la sélection naturelle. Mon corps implore le repos, et les doléances de mon âme ne sont pas en reste. Je sais en effet que je ne dormirai pas avant 1h du matin, alors que je dois reprendre le train à 6h pour une autre résidence.
Heureusement je connais un peu la ville, je sais où dormir. Certes, ça sera dehors et dans le froid. Mais au moins je serai sur place, juste à côté de la gare.
C’est sur ces réjouissantes perspectives que la vérité me heurte de plein fouet. La moitié de mes bagages est restée dans la voiture de Dimitri !! Je tombe de bas, pour atteindre les tréfonds du désespoir… Dimitri et les autres sont déjà loin. Je tente de leur courir après, n’ayant qu’une vague idée de la direction qu’ils ont prise. Impossible de les joindre par téléphone, il sont dans le métro. Enfin, après quelques va-et-vient frénétiques, je les retrouve. Par pur hasard semble-t-il. On peut se diriger vers la voiture.
Le coffre ne s’ouvre pas, c’est le pompon sur la cerise. On bataille quelque temps avant de s’en sortir et de réussir à récupérer les affaires. Lorsque c’est chose faite, reste à s’attaquer au problème suivant. Je suis loin de la gare ; mais j’ai une seule envie, m’allonger n’importe où et y dormir d’un super sommeil sans plomb. Mes déplacements sont mécaniques et semblent ne plus dépendre de ma volonté propre. Mon âme désincarnée peine à suivre ce corps moulu qui ne lui obéit plus. Il y a un chantier juste à côté. Ça fera l’affaire.
Et puis ça, c’est un bon tuyau. Un bon tuyau en PVC de cinquante centimètres de diamètre. Je n’ai jamais dormi dans un tuyau. C’est une expérience qui manque assurément à mon CV, le tuyau m’est offert sur un plateau, je dois absolument en profiter ! Mes épaules y seront un peu à l’étroit, mais je ne fais pas le difficile. Après tout, ce n’est que pour quelques courtes heures. Je m’installe.
J’ai à peine le temps de m’assoupir que c’est le lever du jour, avec son lot de travailleurs qui envahissent ce futur bâtiment d’affaires. Personne ne pense à jeter un œil dans mon tuyau : je pourrais y somnoler encore quelques heures, mais j’ai un train à prendre. Je m’en extrais comme un zombie, je range mon sac, et enfin quelqu’un remarque ma présence. Je finirais par douter de ma propre existence.
» Bonjour, dit-il en me serrant la main, vous cherchez quelque chose ?
– Ah non pas du tout ! J’avais un train à prendre tôt le matin, j’ai donc dormi dans ce tuyau !
– Aaaah, d’accord ! »
Exactement comme avec si tout devenait limpide avec cette explication. Qu’y a-t-il d’anormal à dormir sur un chantier dans un tuyau en PVC, dans le fond ?… L’homme prend congé, un autre ouvrier arrive, me salue avec déférence, et me serre la main avant de retourner prestement vaquer à son travail. Est-ce bien le monde réel ?
C’est dans un état de délabrement avancé que j’arrive sur les lieux de la résidence suivante, où je suis censé courir et sauter dans tous les sens pendant toute la journée. Ça s’annonce compliqué… J’en serais presque à me plaindre. Mais ça serait bien malvenu. Le fils de la chorégraphe vient d’avoir un accident de longboard, il s’est fracassé la tête par terre, et a depuis perdu le goût et l’odorat. Le père de la chanteuse a fait une tentative de suicide deux nuit avant. Et mon collègue circassien s’est cassé le poignet, ce qui est embêtant autant pour la vie de tous les jours que pour le spectacle. En effet, il est déjà paraplégique : être privé d’un membre ne lui en laisse donc plus qu’un seul sur quatre…
De plus le projet, bien qu’exaltant sur le papier, est difficile à mener en pratique. Les univers de la musique, des arts de la rue, du cirque et du théâtre sont associés. C’est une richesse, mais également des façons de travailler très différentes qui nous mènent parfois au bord du conflit. Personne n’est dans sa zone de confort. J’ai besoin de m’échauffer plus longtemps que les autres, mais les autres ont besoin de plus de pauses. Ils m’attendent avant de commencer, et moi j’ai du mal à rester chaud avec toutes ces coupures.
Il me faut travailler certains mouvements sur les tables instables du bar qui fait notre décor, et j’ai beaucoup de mal à voir les gens y poser leurs cafés, ou déplacer mon obstacle pour s’y attabler, ou n’avoir aucune considération pour ma préparation mentale en coupant ma route sans me prêter aucune attention.
De mon côté, je dois faire attention à ne pas grimper n’importe où, parce qu’un peu de poussière dans les appareils électroniques peut faire beaucoup de dégâts. Et puis, les moyens financiers ne sont pas au rendez-vous, ce qui est autant un problème pour notre portefeuille (et pour notre santé si on en vient à se blesser sans contrat, donc sans assurance) que pour la diffusion du spectacle. Compte-tenu de toutes ces contraintes et de tous nos problèmes personnels, on s’en sort étonnamment bien !
Bloqué !
L’étape suivante se situe à Toulouse, où j’ai une mère, des sœurs, des cousins et cousines, des oncles et tantes, quelques amis, et des traceurs avec qui passer de bons moments. Autant dire que ça ne s’annonce pas non plus comme une période de repos. Et puis il faut y aller, à Toulouse, depuis le village perdu où je me trouve !
Je fais du stop jusqu’à Montpellier, l’Audi TT qui me véhicule n’est pas inconfortable. A cette heure-ci il n’y a plus de train, je réserve donc un covoiturage pour Toulouse. Il n’est pas accepté. Ah bon, on peut faire ça ? Qu’à cela ne tienne, j’en réserve un autre ! La conductrice m’appelle, confuse et gênée.
» Bonjour, vous avez réservé un covoiturage pour Toulouse ?
– Oui oui tout à fait, bonjour !
– Alors euh… On a un problème. En fait, je me suis trompée, j’avais annoncé qu’il me restait une place, mais en fait je croyais qu’il y avait encore une place alors qu’en fait je n’ai plus de place !
– Ah. Donc vous n’avez plus de place pour moi. Même dans le coffre ou sous la carrosserie ?
– Le coffre est plein, et au niveau des roues je ne ne sais pas trop quoi répondre…
– Bon, ça me pose problème quand même, parce que du coup je suis bloqué à Montpellier, il est tard, il n’y a plus de train, et je ne sais pas où dormir dans cette ville ! Sans compter que ça va représenter des démarches pour me faire rembourser…
– Je suis vraiment désolée… »
Jésus dit à la femme : « Tes péchés sont pardonnés. » Moi, euh… Moi je ronchonne un peu quand même.
N’empêche que je suis à Montpellier, bloqué ici. Mais maintenant que j’y pense, j’ai un pote à Montpellier qui pourra sûrement me dépanner pour la nuit ! Le réseau parkour est admirable. Du moins je l’espère. La réalité me rattrape : ce coup de fil est une occasion en or pour Fred de m’apprendre qu’il vient de déménager.
Bon. Tant pis, c’est pas compliqué, je dormirai dehors et je prendrai le train le lendemain matin. Ce n’est pas comme si je n’avais pas l’habitude… Voilà, quelques clics de smartphone et le billet est pris. « Tout vient à point à qui sait ne pas trop attendre », dit la vieille sagesse populaire – à moins que ce soit le contraire ? Le plan évolue encore une fois : je dois me trouver un endroit pour dormir, et le lendemain prendre le tram, puis le train pour Toulouse. Je suis prêt à m’installer.
Au fait, quel jour est-on demain ? Le premier mai ?
C’est mon anniversaire !! Est-ce vraiment une date raisonnable pour tant de galères ?
Non pardon, ce n’est pas la bonne question. Y a-t-il des transports en commun le premier mai ? Si je me souviens bien, pour mon anniversaire le monde s’arrête de tourner. Une petite vérification plus tard, je peux le confirmer. Il n’y a pas de tramway le jour de la fête du travail : je devrai marcher plus d’une heure pour aller jusqu’à la gare. Pas facile avec 3 mois de bagages sans roulettes, et un étui à trompette dont la hanse est cassée. Impossible même. Je dois me rapprocher de la gare ce soir, pendant que les trams circulent encore.
C’est le moment que ma mère choisit pour m’appeler. Elle est horrifiée, n’accepte pas le destin, regarde sur internet les covoiturages. Et miracle ! Un covoiturage s’est ajouté depuis. Il part à minuit, et arrivera à Toulouse autour de trois heures du matin. C’est bien, mais j’ai payé le billet de train pour rien, et il n’est pas remboursable… Tant pis, au moins j’aurai utilisé ma carte jeune jusqu’au jour même où ma jeunesse expire – selon la SNCF du moins. Le geste est noble.
J’arrive donc dans la nuit à Toulouse ! Et coup de chance inouï, j’apprends le lendemain matin que mon train a été annulé. Oui, c’est formidable. Parfois les malheurs des uns font le bonheur des autres. Et puis c’est mon anniversaire, laissez moi paraître égoïste. Où est-ce que je veux en venir ?
Ce train a été annulé en dépit de mon plein gré, et j’ai pris un covoiturage à la place. Les deux événements ne sont pas liés, mais j’ai néanmoins le droit de me faire rembourser le billet. C’est ce genre de triomphes qui rend la vie souriante. Additionnés d’un peu d’eau fraîche et d’herbe pure éventuellement.
Une douce herbe verte, dans laquelle s’affaler au printemps sans penser à la prochaine urgence…