Été 2015
Partie 1/4
Où je soutiens ma conférence en Espagne, participe à un spectacle en France, et commence à visiter l’Écosse.
Illustré par cet album (Espagne) et par celui-ci (Écosse).
Partie 0/4 ; Partie 1/4 ; Partie 2/4 ; Partie 3/4 ; Partie 4/4 ; Partie 5/4 (pas facile de compter au delà des quatre doigts d’une main).
« Rien n’est aussi fatigant que de remettre perpétuellement une tâche inachevée. » William James vient de me donner le petit coup de boost qu’il me manquait. Il faut bien que je m’y mette un jour ! Car pendant que je tergiverse, de l’eau coule sous les ponts et les aventures de cet été en sont balayées de ma mémoire.
Pas facile. Une flemme indicible m’anime avec vigueur. Par quoi commencer ? Comment ordonner les faits, comment les trier ? Comment mange-t-on un éléphant ?
En le coupant un petits morceaux. Partons de cette notion fondamentale en gestion de projets. Récapitulons donc les grandes lignes. Je suis parti en Espagne pour une conférence, soutenue en habitant dans la rue. Puis j’ai donné un spectacle dans le sud de la France, et j’ai assisté — en retard — à un mariage. Je suis ensuite reparti en conférence en Écosse, dont le climat est nettement moins propice à une vie en extérieur. Après quoi j’ai visité un peu le pays, et le retour en France a apporté lui aussi son lot de galères. Je suis néanmoins revenu à temps pour aider ma mère et mes sœurs déménager après 18 ans de vie commune. Puis la vie a repris son cours.
Séville
Ne détaillons pas trop l’Espagne, j’en ai déjà parlé brièvement dans ce post et il n’y a pas grand chose de plus à en dire. Simplement, un beau matin je pars en conférence internationale de biomécanique à Séville, où je suis censé me faire accueillir par un traceur. Qui me pose un lapin. Grand bien lui fasse ! Cette déconvenue me permet d’établir domicile sur le toit d’un transformateur du parc Maria Luisa, de prendre des douches à 2h du matin dans la fontaine du coin, d’y faire ma lessive, et de me trouver des fourmis dans le cou au beau milieu de ma présentation.
Le challenge est assez excitant. Il s’agit de mener une double vie : chercheur distingué et investi le jour, va-nu-pieds jovial et acrobate la nuit. En toute humilité, je donne relativement bien le change. L’accomplissement de mes efforts, le mot de la victoire, m’est donné par un chercheur qui aborde le doctorant avec lequel je discute :
« J’aurais tellement aimé être comme toi quand j’étais plus jeune ! Barbu, en bermuda, sans pression… J’étais plutôt comme David, rasé de près et bien habillé. »
Yes ! L’apparence est sauve, je vais pouvoir me remettre à marcher pieds nus !
En effet, j’ai emporté deux paires de chaussures pour ce mois et demi de vagabondage : une paire pour faire du parkour, et une autre paire pour faire du parkour aussi. La seconde est plus élégante néanmoins. La semelle de la première paire présente un trou de la taille d’une pièce de 2€ , et la toile sur le côté accorde un aperçu de la vie en plein air à mes orteils qui en sortent de part et d’autre. Du point du vue du ressenti, ces chaussures sont absolument géniales. En revanche, je perds quelques points de crédibilité à chaque fois que je les porte. La seconde paire est plus civilisée, reste assez souple pour la pratique du parkour, et est neuve : le compromis idéal. En revanche, elle est bien trop étroite pour mon pied. Après deux heures de marche, je me retrouve avec des ampoules de la taille des trous des semelles de l’autre paire, enflammées à tel point que je les soupçonne d’être à l’origine de la canicule.
Je finis donc par opter pour la plus évidente des solutions : mes pieds nus sont à la fois souples, solides et à ma taille. Et je les trouve très élégants également. Marchons donc pieds nus, à l’intérieur comme à l’extérieur, en conférence comme à la plage ! Il est de notoriété publique que les chercheurs sont extravagants, autant assumer cette réputation. Ceci est d’ailleurs d’autant plus pertinent que je suis à une conférence de biomécanique, où je peux défendre mon choix rationnellement sans en venir au fait de ma rupture de stock de chaussures.
Sans aborder ma rupture de stock d’argent non plus. Soyons honnête, n’éludons pas la question : en France, deux jours avant mon départ j’avais pris une photo avec mon portable, calé avec mon portefeuille. Ceci étant fait, j’avais récupéré le portable, et laissé le portefeuille. Au moment où j’en avais le plus besoin, je n’avais plus de carte bancaire. J’avais donc retiré 250€ au guichet, en supposant que ça soit suffisant pour un mois et demi en Espagne, en France et en Écosse ; logement, nourriture, transports et souvenirs compris. En admettant (supposition hasardeuse certes) que j’aie pu en avoir envie, je ne peux donc pas me racheter de chaussures avant le mois prochain.
Ce qui explique également pourquoi mon humeur n’est pas au mieux de sa forme lorsqu’après la conférence, à l’heure de mon retour en France pour le spectacle, on me demande un supplément de 55€. Pour un vol à 38€, sur mon portefeuille de 250€ tous frais compris… Je ne peux pas accepter ça, je n’en ai actuellement littéralement pas les moyens.
Voici l’histoire : Quelque chose de vaguement suspect alerte la sécurité de l’aéroport, qui me demande de vider mon sac. Craignant d’être en retard, je le ré-empaquette à la hâte. Juste avant l’embarquement, je réalise qu’il ne rentre alors plus dans le gabarit. Je ne suis pas exactement ravi… C’est la course, je suis le dernier à embarquer et je suis confronté à un cruel dilemme : payer le supplément et mettre en péril tout le reste de mon voyage, ou louper l’avion et manquer le spectacle. Tentons donc l’impossible puisqu’aucune autre solution n’est envisageable ! Sous les regards insensibles et les commentaires impatients des agents, je m’assois sur le sac, saute dessus, jusqu’à ce qu’il veuille enfin rentrer. Victoire !
» Ok, maintenant il faut que vous arriviez à le ressortir ! » m’avertit l’un des stewards, avec un petit sourire en coin…
» Dépêchez-vous, dans moins de 30 secondes on annonce le départ du vol ! »
C’est pas très gentil quand même…
Avec l’aide de mes gros biceps entraînés spécialement pour l’occasion, je réussis à sortir le sac, arrachant au passage un morceau de lanière. Je ronge mon frein contre ces cerbères qui prennent leur rôle avec bien trop de plaisir. Je suis tout de même content d’avoir prouvé que mon sac pouvait entrer dans les compartiments. Et encore plus satisfait de la déception du steward.
» Donnez-le moi, on va le mettre en soute.
– QUOI ??! Tout ça pour ça ?!!… »
Ces vilenies mises à part, le vol se déroule sans encombre. Après l’Espagne vient le spectacle à Miramas, qui n’a aucun intérêt à être raconté puisqu’il se passe bien. Toujours est-il que je dors dans la yourte construite par Anthony Denis et la communauté de parkour du coin. Incroyable installation située au milieu de la forêt, accompagnée d’un enchaînement de cabanes installées en haut des pins, entre lesquelles on navigue en passant d’arbre en arbre à l’aide de planches, cordes, ou encore en marchant en équilibre sur une slackline.
Edit quelques années plus tard : c’est tout de même lors de l’une de ces nuits que je reçois ce dérangeant message, d’une fille qui me demande de clarifier notre relation. C’est maintenant ma femme !
S’ensuit le mariage de David et Noémie Métreau dans la Drôme, que je manque malheureusement : il a lieu en même temps que le spectacle — et que la soirée de fin de conférence à Séville. Dommage, ça avait l’air vraiment sympa ! Plutôt que de faire du tri dans les invités faute de moyens pour le restaurant, les mariés ont décidé d’organiser leur repas sur le terrain de la mère Métreau, et de proposer à chacun d’apporter un bon plat. Résultat : pas d’exclus, moins d’argent dépensé, grosse variété des plats, et ambiance champêtre et chaleureuse. Après une courte nuit, un voyage en stop, et une longue marche sous un soleil liquéfiant auprès de champs à perte de vue, de rivières magnifiques et de champignonnières troglodytes, je peux quand même les rejoindre le lendemain matin et bénéficier des restes paisibles d’une grosse soirée mémorable. Ne nous voilons tout de même pas la face et soyons pragmatique, je les aide à ranger.
Édimbourg
Bon. Ça c’est fait, ces deux premières semaines ont été bâclées en quelques lignes. Passons maintenant aux choses sérieuses, avec la conférence suivante en Écosse ! Après le mariage vient le gros morceau, la galère des galères, la crème de la crème, la quintessence des mésaventures, le panthéon des maux de Pandore et de Murphy réunis.
Je prends l’avion, j’arrive sans encombre à l’aéroport d’Édimbourg. Il pleut, il fait froid, il fait sombre, il y a des roux de partout, et pas mal d’obèses également. Tout va bien, mes stéréotypes sont confirmés, c’est bien pratique. Le contraste est toutefois saisissant entre la grisaille du temps et la verdure sur-saturée de la flore environnante ; entre la noirceur des bâtiments et leur évidente charge historique ; entre l’omniprésence des tombes et le folklore bien vivant ; entre les tatouages noirs et et le flamboiement des chevelures (naturelles ou non) ; entre les piercings des autochtones et la profondeur de leurs yeux bleus ; entre l’excentricité des habitants (pas de va-nu-pieds à l’horizon en revanche) et leur gentillesse avenante.
J’ai 5 jours à passer avant d’arriver en conférence, et je n’ai absolument aucune idée d’où aller ni de comment occuper mon temps. A ce moment-là, je ne sais d’ailleurs même pas combien de jours me séparent de la conférence. Et puis ma présentation n’est pas du tout prête. Après tout, c’est tellement stimulant d’agir dans l’urgence quand on a du temps ! De garder la tête hors de l’eau et d’esquiver les récifs, tout en se laissant au maximum porter par les vagues !
Je me cherche un endroit pour la nuit, et j’établis domicile au milieu d’un îlot d’arbres au cœur d’un des (très) nombreux terrains de golf qui entourent la ville. La pelouse est si fine, si moelleuse et si bien taillée que le simple fait d’y poser le pied me procure des frissons qui me parcourent tout le corps. Je n’aurais jamais pensé qu’une herbe dépourvue de THC puisse me faire tant d’effet… Le lendemain matin, je me réveille en douceur, commence à sortir de ma tente, quand je suis surpris par les cris de deux enfants:
» Oh ! Viens voir, viens voir ! Y a un campeur ! Bonjour, vous campez ici ? Pourquoi, vous n’avez pas de maison ? »
Ce ne sont pas leurs questions incessantes qui m’ont désarçonnées, mais le fait que ces deux gosses n’aient absolument pas peur de moi et qu’ils ne montrent rien d’autre que de l’enthousiasme. En France, la réaction « normale » aurait été de passer son chemin et de faire semblant de n’avoir rien vu, de peur d’être médusé par mon regard pétrifiant. En gardant tout ça dans un coin de sa tête pour en tirer des conclusions hâtives et outrées, à partager le soir même avec ses potes. En aucun cas, un Français n’aurait tenu à visiter l’intérieur de la tente d’un clochard.
Premier contact avec la cordialité des Écossais.
Je range mes affaires et prends la direction de la ville. Une fois sur place, je me pose sur un banc et je commence mon pique-nique, lorsque quelqu’un m’aborde :
» Bonjour, si tu veux j’ai laissé de la nourriture sur le banc d’à côté, je n’ai pas pu finir mon repas ! »
Accent écossais oblige, je ne comprends pas tout de suite. Pendant que l’homme part en courant vers le banc, je décrypte ses mots : il doit avoir un reste de Big Mac qu’il ne veut pas finir, et plutôt que le balancer me propose de le finir. Si ça peut éviter du gaspillage j’accepte, je ne suis pas compliqué ni susceptible à ce niveau là ! Mes amis dont je finis les assiettes pourront en témoigner…
» J’ai pas pu finir, voici un plat de porc Hongkongais, de la soupe, du poulet au chorizo, et d’autres menus menus. »
De quoi nourrir toute une famille. Plus encore, de quoi la régaler ! Ce n’est pas — du tout — ce que j’appelle des restes, d’autant plus que rien n’est entamé. Trop estomaqué pour savoir comment réagir, je ne réagis pas et me remplis l’estomac. Le philanthrope part sans demander ses restes, et sans me laisser le temps de lui formuler un discours cohérent. Je finis un plat et laisse les trois autres, qui profiteront probablement plus à d’autres qu’à moi. Les apparences ne jouaient certes pas en ma faveur : pieds nus sous la pluie, je mangeais un sandwich nature au pain, assis sur un banc avec mon vieux sac pour toute compagnie.
Second contact avec les Écossais.
Les contacts suivants sont de la même veine : il semble que les Écossais aient un radar pour repérer les personnes ayant besoin d’aide — et pour leur en fournir également, ce qui est assez peu banal pour le noter. En outre, que ce soit inné et culturel, ou issu d’un sentiment de solidarité face à la morosité météorologique, ils ne manquent jamais de demander s’ils peuvent faire quelque chose de plus avant de prendre congé. Je suis absolument émerveillé par tant de gentillesse. Pour ceux qui voudraient visiter ces charmantes contrées, voici donc la règle pour réussir à établir un premier contact : ayez l’air un peu perdu, les indigènes seront captivés par ce comportement qui attise leur instinct grégaire, et ils viendront à vous d’eux-même !
Je me balade un peu plus loin, passe par la très touristique avenue du Royal Mile, et continue juste assez longtemps dans les environs de la colline de Calton Hill pour avoir le plaisir de me perdre. Ce qui me donne l’occasion de demander ma route à deux hommes assis sur un banc, l’un sans dents, l’autre sans âge. Peut-être des clochards, encore que je ne veuille pas me risquer à un jugement hâtif. Ils me répondent avec enthousiasme, me demandent d’où je viens et où je vais. Je les trouve sympa, autant leur poser quelques questions ! Après tout Google n’est pas mon seul ami, je suis une créature sociale. Oui oui.
La discussion qui s’ensuit dure presque une heure : les deux s’empressent de me faire un topo touristique de la ville, de m’en exposer les points d’intérêt, de m’évoquer avec nostalgie la « Auld Alliance » qui a rassemblé du XIIème siècle au XVIème les royaume de France, d’Écosse et de Norvège contre l’Angleterre, et qui constitue encore la base des bonnes relations Franco-Écossaises. Époque bénie où la boisson nationale de l’Écosse était le Bordeaux, avant le Whisky… Plus tard, Édimbourg sera surnommée l’Athène du Nord en raison du style Gréco-Romain de la ville nouvelle conçue par William Playfair. En particulier, ce dernier a été l’architecte du National Monument qui surplombe fièrement la ville, ambitieusement calqué sur le modèle du Parthénon. Trop ambitieusement peut-être, puisqu’il est resté inachevé au yeux de tous faute de finances suffisantes…
La ville nouvelle donc, qui date quand même du XIXème siècle. Neil Munro n’aurait pas dit mieux : « And yet – And yet, this New Road will someday be the Old Road, too. » La ville nouvelle est devenue vieille.
On me donne aussi quelques endroits à visiter. Bien sûr, le château d’Édimbourg en premier lieu. Plutôt que de suivre les guides une fois à l’intérieur, je ferais mieux de me diriger vers la chapelle Sainte-Marguerite, le plus ancien bâtiment encore sur pieds de la région, qui a très longtemps été vulgairement utilisé comme magasin de poudre avant d’être réhabilité comme lieu de culte en 1934. Plus bas, le Scott Monument, bâtiment noir de suie à l’architecture gothique érigé en l’honneur d’un des plus grands écrivains Écossais, Walter Scott. Ce dernier est entre autres l’auteur en 1814 de ce qui est considéré comme le premier roman historique, « Waverley ». D’après lequel a d’ailleurs été nommée la gare de la capitale, Waverley station.
Autre anecdote, ces messieurs n’hésitent pas à m’affirmer que l’hôtel de luxe situé juste en dessous de nous, qui a réhabilité de vieux bâtiments historiques, est un vrai gâchis. On aurait mieux fait d’en faire un musée comme c’était prévu initialement ! Au lieu d’avoir 188 chambres vides en hiver, on aurait eu un bâtiment qui aurait profité aux enfants, étudiants, chômeurs, habitants et touristes en général, en toute saison… Juste en face, les deux hommes me montrent du doigt le palais de Holyrood (à ne pas confondre avec Hollywood, à moins que vous ne désiriez avoir l’air aussi bêtes que moi) où habite la reine. Les bâtiments c’est pas trop mon truc, je leur demande si on peut se baigner dans le lac du palais de la reine. Non. Incroyable, quel snobisme !! En revanche, les collines de Penthall Hills sont assez sympathiques, on peut se balader dans les T-woods. Pourquoi « T »-woods ? Probablement parce que les bois ont été plantés par la famille Trotter, qui s’est accordée un petit hommage personnel en y « plantant » là leurs initiales.
Comme quoi l’amour-propre existait bien avant l’avènement des selfies !
Je suis submergé de beaucoup d’autres informations passionnantes que je oublie au fur et à mesure, ce dont ils finissent par être conscients :
» Faut qu’on arrête, on lui dit d’aller au nord, au sud, à l’est et à l’ouest, avec ça il aura 85 ans quand il rentrera chez lui !
– Ah. Effectivement, si ça pouvait être un tantinet plus court ça m’arrangerait…
– 85 jours ?
– Toujours trop long. En tout cas merci beaucoup, vos explications valent largement celles d’un guide en kilt ! En plus personnelles, moins formatées, et avec des avis objectifs. »
Pourquoi se prendre la tête à établir un plan de route, habiter dans un hôtel, et réserver des visites guidées, quand le hasard des chemins et des rencontres fait si bien les choses ?