David Pagnon

Un dommage collatéral chez Pôle emploi

Pôle emploi, dommages collatéraux

Version en Anglais :

Un dommage collatéral chez Pôle emploi

« Poursuivez-vos rêves et retournez dormir » Benjamin Isidore Juveneton

Bon, ça n’arrive pas souvent, mais là j’ai envie de râler. En public.

L’administration française, globalement c’est bien : elle pousse à plus de solidarité et aide les plus démunis de s’en sortir. On n’a pas la même chance dans tous les pays. En revanche, cette administration vient avec une suite de paperasses à teneur hautement laxative. Des paperasses qui prennent un temps fou, temps qui ne se mue pas toujours en argent si on n’a pas le loisir de rentrer dans les cases prédéfinies.

Je cherche à obtenir l’intermittence du spectacle depuis quelques années ; en attendant d’y parvenir, je donne des cours à l’université, et je suis auto-entrepreneur. Trois métiers, donc trois fois plus de papiers pour trois fois moins d’argent, c’est apparemment l’ordre des choses en ce bas monde.

Lost in the Wild Wild Bureaucracy

Trois francs six sous

Comme chaque année, la paie de l’université a 8 mois de retard : je suis payé à partir de mars pour le mois de septembre. Je n’ai pas encore perçu cet argent, et pourtant je dois l’avoir déclaré comme si je l’avais dans mes poches. En d’autres termes, pendant la moitié de l’année je n’ai d’une part aucun revenu, et d’autre part aucun accès aux allocations de pôle emploi.

Par ailleurs, les incompatibilités de mes différents statuts ont conduit le robot de pôle emploi à me verser par erreur de l’argent auquel je n’avais pas le droit. Ce qui se solde par 3 trop-perçus à rembourser, pour un total de 2500€ et une action en justice. À mettre en balance avec seulement 200€ d’allocations perçues depuis 2 ans. Tellement endetté que je pourrais créer mon propre pays.

J’ai donc pris rendez-vous avec un conseiller pour me sortir de cette délicate impasse. Le mieux qu’il pouvait apparemment faire, c’est m’offrir de rembourser cette dette à hauteur de 100€ par mois pendant deux ans. Sur présentation d’un dossier de 20 pages, cela va de soi. Ce qui n’est pas terrible quand on a de l’argent qui sort et pas le moindre sou rentrant, mais on va dire que c’est toujours mieux que rien.

On peut toujours trouver pire parait-il.

Après un temps de réflexion, le fonctionnaire m’avait également conseillé d’exercer mon « droit d’option ». Autrement dit, de demander à réexaminer mes allocations en fonction de ce que j’avais gagné les mois précédents, pour éventuellement les augmenter (vivre avec un peu plus de 500€ par mois, ce n’est plus aussi facile que quand je vivais seul dans 9 m²). Ça m’avait semblé être une bonne idée, j’ai donc fait la démarche et l’augmentation de mes indemnités journalières m’a été accordée.

Nouveau retournement de situation

Trois mois plus tard, alors que je n’ai toujours reçu aucun versement, une amie intermittente détruit toutes mes certitudes par une remarque qu’elle imagine anodine. Elle me narre les diverses difficultés qu’on peut voir lors de l’ouverture de ses droits à l’intermittence, avec l’exemple d’une de ses connaissances qui a vu ses projets artistiques brisés à tout jamais. Il est des convolutions administratives qui semblent être calibrées pour égarer monsieur tout le monde qui, n’ayant aucune chance d’en mesurer toutes les implications, fait immanquablement fausse route. Au fur et à mesure du récit, mon sang coagule, jusqu’à se figer dans mes veines. Je comprends qu’elle décrit précisément mon cas, et que je suis dans l’exacte même situation que le pauvre hère dont elle me parle.

Je réalise ainsi qu’à chaque fois qu’on recalcule mes droits, on réinitialise le cycle de calcul. J’ai calculé mes droits en septembre, le prochain calcul devra repartir de ce mois de septembre et pas avant. Autrement dit, tous les cachets de spectacles qui précèdent sont perdus. Je ne pourrai pas lancer mon statut au mois d’avril comme je le pensais, mais seulement à partir du mois de septembre prochain. Autant dire que les 6 mois supplémentaires sans revenus, avec des factures et des dettes à payer, ne m’enchantent guère.

Cela fait maintenant trois mois que je bataille à simplement annuler ce droit d’option, et revenir à ma situation précédente — ce qui ne change rien pour Pôle Emploi, puisque de toute façon ils ne m’ont encore rien versé. J’ai passé des heures de frustration intense au téléphone, à échanger des emails, à aller jusqu’à Lyon pour obtenir des informations du service spécialisé dans l’intermittence du spectacle…

J’ai agi, naïvement certes, sur le mauvais conseil d’un employé peu calé sur la question. Un employé qui était certainement de bonne volonté de surcroît ; mais si lui même n’a pas pensé aux conséquences alors qu’il connaissait très bien mon projet professionnel, je ne vois pas comment je peux être porté coupable d’avoir signé « en connaissance de cause ».

Pire encore, toutes mes questions ont recueilli deux types de réponses, toujours très claires et nettes : « Tout va bien, pas de problème pour votre intermittence » ou « Non, vous avez perdu vos cachets et on ne peut rien y faire« . Autant de conviction chez ceux qui certifient la thèse que chez ceux qui soutiennent l’antithèse. À partir du moment où mes interlocuteurs professionnels se contredisent aussi flagrante, je pense qu’on peut raisonnablement considérer que les règles ne sont pas claires.

Un blocage presque mécanique, témoin d’une complexité qui est devenue contre-productive…

J’ai ensuite rempli des dossiers pour faire appel à un médiateur, qui a considéré que j’avais signé le papier, que nul n’est censé ignorer la loi, et qui m’a renvoyé sans complexe vers Pôle Emploi. Pôle emploi, qui bien entendu n’avait pas changé d’avis entre temps. Le dernier recours serait semble-t-il de me diriger vers le tribunal administratif pour attaquer l’établissement en justice. Ceci me semble un peu excessif, lorsqu’on pourrait simplement décider d’annuler une démarche qui n’a pour l’instant pas été mise en application.

Et puis un procès, ça se paie en espèces sonnantes et trébuchantes [1]. Une espèce de quiproquo sur lequel j’ai trébuché, qui m’a laissé sonné. C’est tout ce que je peux me trouver comme point commun avec l’argent. Sans oublier que j’ai toutes les chances de le perdre, ce procès.

Dernier rebondissement

Ce sera court, mais je dois poser le cadre. Au décompte des heures d’intermittence peuvent s’ajouter des stages. Ils ne sont pas payés, les allocations chômage ne sont pas versées pendant ces dates, et ils font diminuer les revenus de l’intermittence ; cependant, c’est le seul moyen pour certains de s’approcher des 507 heures fatidiques de spectacle par an, à partir desquelles on peut prétendre à obtenir le statut d’intermittent. Pour les sceptiques, je parle de 507 heures payées bien sûr, ce qui ne représente souvent qu’une infime partie du travail effectif réalisé par un artiste.

Mais je m’égare, déjà. J’avais donc en vue un stage de cascades de cinéma, qui en plus de m’apporter potentiellement quelques opportunités, m’aurait permis d’empocher quelques heures supplémentaires et de conquérir l’intermittence avec force et brio. Dans tous les cas, à l’appréciation générale de mes connaissances, l’intermittence était pour moi une affaire pliée début novembre. Aucune raison de supposer que je pourrais passer à côté : il me restait presque la moitié de l’année pour obtenir à peine 15% de mes heures, dont 10% étaient déjà programmées.

Sauf qu’à force de batailler avec Pôle Emploi, à force d’être dans l’incertitude quant-à mon avenir artistique, à force de chercher des solutions et de commencer à chercher un emploi fixe, j’ai tardé. Résultat : le stage est plein et la liste d’attente est conséquente. J’ai également manqué d’autres opportunités, dans l’art comme au régime général. Mon esprit était trop occupé à résoudre les soucis financiers immédiats, et puis avec de tels doutes sur mon avenir professionnel, je ne pouvais pas m’engager pour le futur. À présent, même dans l’éventualité où les choses se résolvent avec Pôle Emploi, je n’aurai pas assez d’heures pour prétendre au statut d’intermittent.

Imaginez la situation suivante : vous êtes invité à plusieurs soirées pour le nouvel an. Vous passez certes pour quelqu’un de populaire et votre égo s’en gargarise, mais le choix n’est pas facile. La première soirée vous plaît beaucoup, seulement vous n’êtes pas sûr d’avoir les moyens de vous déplacer si loin. La seconde soirée est un peu moins tentante, en revanche elle est juste à côté de chez vous. Comment choisir ? Opter pour la seconde, parce que « un tiens vaut mieux de deux tu l’auras » ? C’est vrai, toutefois c’est vous donner proie à de probables regrets. Après d’intenses débats avec votre for intérieur, vous vous décidez pour la première, qui rassemble tout ce que vous appréciez dans une fête. Mais le destin frappe ! Vous réalisez sur le départ que la voiture est en panne. Qu’à cela ne tienne, vous aviez un plan B, la seconde soirée. Vous passez un coup de fil, et l’inquiétude vous saisit un peu plus : impossible de s’y rabattre, elle est pleine à craquer. Le désarroi commence à se muer en panique, quand vous vous rappelez in-extremis qu’il reste une troisième option : il y a un vieux couple qui vous a bassiné toute l’année pour que vous leur rendiez visite pendant cette période, ils seront probablement contents que vous apportiez un peu de vie à leurs mornes soirées ! Ce n’est pas ce dont vous auriez rêvé pour un jour de l’an, enfin c’est toujours mieux que rien. Un appel téléphonique plus tard, vous déchantez : il semble qu’à force de réponses évasives, ce couple s’est vexé et ils ont décidé de faire ça sans nous. Je les comprends, je n’aurais pas aimé non plus. Résultats : après toutes ces belles promesses vous passerez la nouvelle année seul dans votre coin.

C’est exactement là où j’en suis. Mon problème, pour lequel cette fois je suis le seul à blâmer, c’est que j’ai des dizaines de voies qui s’offrent à moi. Cependant, les portes qui y mènent ne sont toutes qu’à moitié ouvertes. Prendre un chemin risque de fermer les autres, et dans tous les cas rien ne garantit que ce chemin ne sera pas une impasse. J’essaie donc de garder un pied dans toutes les portes, mais ce n’est pas facile… Plus j’y réfléchis, plus je m’entête, plus j’en suis convaincu : les indices convergent, je ferais mieux de faire comme tout le monde et de m’empâter dans un bureau !

 

Tl;Dr

Pour résumer, après des centaines d’heures passées à essayer de démêler l’écheveau de ma situation professionnelle non conventionnelle, et à remplir des dossiers en bonne conscience, Pôle Emploi me laisse avec 2500€ de dettes, aucun droit au chômage ni aux tarifications solidaires — et des factures à payer qui ne réduisent pas. Au passage, cet établissement dont la mission première est d’aider au retour à l’emploi ne m’a pas envoyé une seule annonce en rapport avec mon projet professionnel, pas même une seule offre de figuration pour la télévision.

En revanche, il a réinitialisé mon compte de cachets de spectacles, anéanti mon espoir de décrocher l’intermittence ; il me pousse à abandonner le milieu du spectacle et mes projets artistiques, et me promet à une longue période de galères financières. Rien de plus éloigné de sa mission. J’ai pu avoir envie de jeter l’éponge, de me passer des services (inexistants) de cette administration (chronophage et source de stress). Mais il me resterait toujours autant de dettes à rembourser…

Repassez dans le futur… Et en attendant, remplissez ces dossiers et signez ce chèque

Je ne veux pas cracher sur Pôle Emploi, qui est une structure indispensable en général. Je ne veux pas blâmer les employés, qui sont en général de bonne foi. Ce serait du même goût que de me méfier de tous les arabes parce que je me suis fait voler mon goûter une fois. Mais dans toute chose positive, il faut croire qu’il y a des dommages collatéraux. En refusant de rentrer dans les cases, je me suis constitué moi-même victime, et je ne devrais probablement pas me plaindre.

Je le fais quand même. Et puis si par hasard quelqu’un a une idée miracle pour résoudre cette situation, ça m’intéresse !

« J’estime qu’être un artiste c’est échouer comme nul autre n’ose échouer, que l’échec constitue son univers et son refus désertion. » Samuel Beckett


2 mois plus tard

2 mois plus tard, j’ai attaqué un travail de livreur à vélo, j’ai essuyé un refus de l’ACCRE (Aide aux Chômeurs Créateurs ou Repreneurs d’Entreprise), j’ai reçu un nouveau trop perçu de 450€ à rembourser à pôle emploi pour l’année 2017 (on est en 2019), j’ai commencé à chercher un emploi plus stable… J’ai donc tourné la page et abandonné mes rêves d’artiste.

Et aujourd’hui même, 5 mois après le début de mes tribulations avec pôle emploi, je reçois un email : « Nous vous informons que votre droit d’option est annulé. » Merci. Mais c’est trop tard.

Par contre, j’ai eu du soutien d’innombrables personnes, financier autant que moral. Merci à tous !


Dernière bafouille, 5 jours après.

Cinq jours après, parce que le suspense n’est rien sans le timing, on me propose d’animer un stage et deux spectacles, et on me rappelle pour deux émissions de télévision (survie et course d’obstacles). Mais surtout, l’une de mes compagnies préférées me propose un projet avec 6 semaines de répétitions, 20 spectacles assurés d’ici la fin de l’été, et probablement bien plus encore pendant 4 à 8 ans… L’intermittence facile, et des projets exaltants sous forme de paillette dans les yeux.

En revanche, je viens juste de m’engager sur un projet de recherche de 6 mois, passionnant, mais aucunement conciliable avec cet agenda. C’est tellement dommage qu’il ne soit pas possible de concilier recherche et spectacles à mi-temps ! Je ne le regrette pas, j’ai eu énormément de chance en ayant pu mener de front des activités supposément incompatibles pendant plus de 30 ans. En revanche je le concède, j’éprouve un petit pincement au cœur, là. 

C’est la vie !


 

[1] J’ai eu tort, c’est gratuit. D’après l’un des commentaires qu’on m’a postés, « le tribunal administratif ne nécessite pas d’avocat et c’est une justice certes lente mais gratuite. Cf https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F2026. L’avocat est normalement nécessaire lorsqu’il y a de l’argent en jeu mais pas pour “Pensions, prestations, allocations ou droits attribués… en faveur des travailleurs privés d’emploi…” »